Depuis ma naissance, j'ai vécu rue Dorchampt, au pied du moulin de la Galette, sur la splendide, énorme, rutilante Butte sacrée, l'Acropole sublime, pour tout dire, en un seul mot, à Montmartre. Sur la rue Dorchamps, la maison de mes pères ne compte que deux étages au nord, mais sur la jardin elle en a sept, tant est déclive en cet endroit la pente du mont héroïque. Le rez-de-chaussé, du côté du jardin, est lui-même à la hauteur des cheminées d'une maison à huit étages qui donne rue des Abbesses, et les fastueux palais de cette rue ont leurs fondations à quinze ou vingt pieds au-dessus du toit le plus élevé du boulevard Rochechouart, ou du boulevard de Clichy. On peut admirer cette cascade de pierres de taille et de moellons rue Dancourt, à deux pas du théâtre national de Montmartre, où le génie des hommes a trouvé ses plus sublimes accents au profit de la vaillante population de ces hauteurs baignées d'azur, où seuls les aigles osaient autrefois respirer, à ce que prétend une légende, conservée précieusement ans les archives de notre hôtel de ville par nos anciens chefs. J'avais donc, ainsi dès ma plus tendre enfance, au-dessous de moi le reste de l'humanité, les petits et les grands, et , au-dessus de moi rien, rien que le moulin de la Galette, immobile, étendant ses bras gigantesques en plein ciel, et, la nuit, tutoyant les étoiles, en de merveilleux colloques que, seuls les poètes et moi, nous savons comprendre. Tout petit, je méprisais déjà le colin-maillard ou le cheval fondu auxquels se livraient les autres enfants de la rue Dorchamp, de la rue Ravignan et de la rue des Saules; j'allais pensif m'étendre sous les ailes du Moulin, et je rêvais. Je voyais à mes pieds, à droite, à gauche, devant moi, d'immenses contrées encore ignorées, dont pas un vieillard montmartrais ne connaissait la géographie, les lois, les moeurs. Quels pouvaient bien être les habitants de ce pays plat? Etaient-ce des Caraïbes anthropophages? des nègres? des titans ou des nains? Que devaient-ils penser en apercevant au-dessus d'eux, dans le brouillard de ciel, la gigantesque silhouette de notre Butte pyramidale? Je comprenais certes qu'aucun d'entre eux n'eut conçut l'audacieux dessein de venir chez nous; mais que pas un montmartrois n'eut encore songé à découvrir ces territoires, à les subjuguer même, ou à leur enseigner les arts inventés depuis longtemps par nos pères: la peinture, la poésie, la sculpture, la musique, la volupté et le cognac, cela me semblait anormal. J'interrogeais là-dessus quelques vieillards de la tribu des marchands de vin: ils restèrent sans réponse, et, de leur oeil mort de vieux soulographe, regardèrent avec stupeur cet enfant que j'étais alors, et qu'une inquiétude pareille tirait de l'apathie naturelle aux peuples heureux. Etc... Émile Goudeau |
Retour à Émile Goudeau
Vers la page d'accueil