La Vache enragée

Chapitre 1 - Tignassou

Goudeau nous présente Tignassou, le personnage principal de son roman.

Bossu, bancroche, déhanché, la poitrine en dedans, les bras trop longs, des mains de singe, les jambes en manches de veste, des cheveux hérissés sur une figure laide, le nez gros, les pommettes saillantes, des lèvre lippues de Kalmouk, un teint livide - les yeux seuls, profondément enfouis sous l'arcade sourcilière, mais grands, extraordinairement brillants, donnaient de l'expression à ce visage maladif - tel apparaissait Hercule Trimard, surnommé Tignassou.

Couvert de vêtements d'emprunt ou de rencontre, peu faits pour sa structure spéciale, trop larges, se bridant, prenant des ris comme une voile autour de son corps, formant des plis où l'usage de la brosse quotidienne teignait en blanc la corde du drap noir usé.

Un chapeau haut de forme rougi, un pantalon dessinant le genoux, tout cela étalant une vétusté propre. Le linge, que des miracles d'habileté envoyaient et retiraient de la boutique de la blanchisseuse, était net, mais effiloqué, réclamant par toutes ses cicatrices, bleuies au lavoir, un définitif repos.

Pas d'argent. Il avait possédé quelques billets de mille francs vite fondus. Pas de ressources. Il errait tout le jour par les rues, en quête d'un travail, d'un emploi quelconques, entrant dans les boutiques, les comptoirs, les usines, pour s'y offrir, comme employé, comme domestiques, comme esclave. Jeté à la porte: au moins faut-il payer de mine!

Une nourriture de hasard: tantôt un peu de lait avec du pain, des marrons grillés, des pommes de terre frites achetées timidement au coin de la rue, dévorées avec dissimulation; tantôt un souper pantagruélique offert par un camarade que l'on devait amuser par des saillies; auquel on servait de repoussoir ou de prétexte à cette fausse charité que l'on paye en humiliations. Les repas ordinaires creusaient l'estomac de Tignassou au lieu de l'emplir; les extraordinaires secouaient sa frêle carcasse de nausées violentes pendant deux jours.

La rue, patrie des misérables, le pavé de bois, l'asphalte, la poussière ou la boue, le coudoiement brutal, la fatigue des kilomètres de Paris, qui ont trois mille mètres de zigzags, accablaient ce faible: le soleil le raccornissait, la pluie le mettait en purée; au passage, les femmes se riaient de lui. Dans l'océanique foule, il ne pouvait se perdre ni se confondre: on le remarquait toujours. Il roulait là dedans, meurtri, brisé, comme un galet qui refuserait de s'arrondir.

Il prolongeait pourtant sa vie au dehors; il noctambulait, évitant ainsi la rencontre de son maître d'hôtel garni.

Il habitait une espèce de mansarde, rue Saint-George...

Émile Goudeau
La Vache enragée
1885



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