Fleurs du bitume

Je voudrais être dans les bois

Je vous hais, ô citées! vastes tombeaux de pierre!
Pans de murs! océans de toits! noir horizon!
Quand au premier soleil on ouvre la paupière,
On sent autour de soi l'horreur de la prison.
Montez, oiseaux, dans l'air où votre aile se joue.
Ici-bas les coeurs durs et les masques étroits,
Le bruit, le tourbillon, le brouillard et la boue:

Je voudrais être dans les bois!

Ma bouche se remplit d'une ironie amère;
Sur mon front le linceuil du spleen s'est abattu;
Loin de moin disparaît, fugitive chimère,
Mon rêve d'Idéal, d'Amour ou de Vertu;
Quand mes illusions, doux ramiers infidèles,
Pour chanter sur mon seuil désert, n'ont plus de voix
Et s'envolent au ciel avec un grand bruit d'ailes...

Je voudrais être dans les bois!

Au rythme de tes seins, purs chef-d'oeuvre d'orfèvre,
Ma maîtressse berçait mon corps entre ses bras,
A l'heure où le baiser se pose sur la lèvre,
Ainsi qu'un papillon joyeux et jamais las.
Puis rien: le charme fuit, l'idole gît sans âme;
Adieu pacte oublié des amoureuses loies!
Le temple redevient chaumière, et l'ange, femme...

Je voudrais être dans les bois!

Discuter!... on ira s'assoir: de jeunes hommes,
Imberbes mais pensifs, règlent les potentats;
La politique au temps imbéciles où nous sommes,
Est un ver du tombeau qui ronge les États.
Moi, je suis las du flux et reflux des paroles,
De ces briseurs d'autels, de ces tueurs de roi;
Et farce ou tragédie, hélas! ce sont des rôles...

Je voudrais être dans les bois!

Oh! dans vos cabarets pleins des chants de la foule,
Quand la mélancolie absurde où je me plais
S'abaisse sur mes yeux, et quand mon ;ame est soûle
De la société qui rend les hommes laids
J'ai hâte d'oublier le gaz et la fumée:
Dans la glace qui troue au loin vos murs étroits,
J'évoque doucement la perspective aimée

Du sentier perdu sous les bois.

Émile Goudeau
Fleurs du bitume
1878



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