L'École du bon sens




Voici deux textes que j'ai trouvés sur l'école du bon sens. J'espère qu'ils donnent une bonne idée de ce à quoi elle ressemblait.

D'abord voyons Albert Cassagne dans La Théorie de l'Art pour l'Art (1906, réédité chez Champ Vallon en 1997). Les notes, qui sont d'origine, ont été renumérotées pour entrer dans cet extrait.

On sait assez que ces dispositions conciliantes, chez Baudelaire et chez d'autres, n'eurent pas de lendemain. Mais dans l'ensemble, à ce moment, la littérature s'embourgeoisait. L'école du bon sens naissait: « En 1843, 44 et 45, une immense, interminable nuée, qui ne venait pas d'Egypte, s'abattit sur Paris. Cette nuée vomit les néo-classiques qui certes valaient bien plusieurs légions de sauterelles »1. C'est en ces termes que Baudelaire, définitivement dégoûté de la tâche qu'il s'était assigné d'« instruire le bourgeois » et devenu un ardent néo-romantique enregistre plus tard l'avènement de l'école bourgeoise, de Ponsard, d'Augier, de Jules Sandeau.

Ponsard et Augier qui, en gens de flair qu'ils étaient, avaient commencé par se tourner vers l'antiquité avec Lucrèce, Le Joueur de flûte, pour profiter du regain de faveur du classicisme, se mirent bientôt à opposer plus directement à l'exubérance de l'imagination romantique le bon sens bourgeois: « Pourquoi cette levée de boucliers? disait Ponsard répondant aux protestations des romantiques2. Est-ce que les règles d'Aristote sont à nos portes? Les trois unités nous menacent-elles d'une autre invasion, escortées des confidents de tragédie, et veut-on nous faire jurer sur la parole de Boileau? Je n'en sais rien; tout ce que je sais, c'est que pour ma part, je n'admets que la souveraineté du bon sens; je tiens que toute doctrine ancienne ou moderne doit être continuellement soumise à l'examen de ce juge suprême. »

Et abordant la comédie de moeurs la nouvelle école tâcha de créer un théâtre qui fût l'image de la société bourgeoise. En face du romantisme féru d'aristocratie, Augier avec Sandeau dressèrent le bourgeois Poirier. Dans Gabrielle Emile Augier s'efforçait de démontrer cette thèse anti-romantique qu'une femme est toujours mieux aimée par son mari que par son amant. « Le mari intelligent, paternel, lyrique fut exalté sur cette même scène où l'on bafouait depuis plus de vingt ans le mari toujours ridicule, toujours aveugle, toujours trompé. »3 Au fond, chez Augier, la thèse n'était guère plus morale que les apothéoses romantiques de la passion; car il ne condamnait pas la passion au nom de la loi du devoir, c'est Gustave Planche qui le remarque4, mais au nom de l'intérêt bien entendu. Moralement, cela ne valait pas mieux, pratiquement, c'était plus convenable.

1 - Baudelaire, Art romantique, p. 334
2 - Préface de son Agnès de Méranie.
3 - Alexandre Dumas fils, Préface du Père prodigue.
4 - Revue des Deux Mondes, 1851, t. 1.

On notera que Cassagne parle de l'école bourgeoise et y inclue Jules Sandeau. Il ajoutera plus loin: Augier, Sandeau et Ponsard, et bientôt Octave Feuillet, étaient salués comme les restaurateurs de l'art sain et honnête, les vengeurs de la raison et de la morale, les maîtres attendus qui allaient mettre un terme aux « Saturnales de l'Ecole romantique » (Montégut). Je pense que si Sandeau et Feuillet étaient bien de l'école ici dite bourgeoise, ils n'étaient pas de celle du bon sens.

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Ensuite voyons ce que nous dit Maurice Souriau dans Histoire du romantisme (1927-1928, réédité par Slatkine en 1973). Ceci est tiré du chapitre VII — l'École du Bon Sens. Ici aussi, les notes originales ont été renumérotées.

Le 22 avril 1843, Le Moniteur annonce que l'on continue à jouer au Français Les Burgraves, et que l'Odéon va donner la première de Lucrèce. L'auteur est inconnu; c'est un provincial, qui vint de Vienne en Dauphiné, et qui y retourne le plus vite possible, car c'est là qu'il est lui même; à Vienne il a son groupe familial, ses amis, surtout Charles Reynaud, bon poète de troisième rang qui lui sert de maître et de guide1. Le rôle de Reynaud est considérable dans l'Ecole anti-romantique puisqu'à sa mort, en 1853. Emile Augier écrit à Ponsard: « Nous perdons plus qu'un ami, nous perdons notre courage, notre étoile. L'école du bon sens ce n'était pas nous, c'était lui. Il était le lien. Nous sommes dénoués par sa mort, et nous voilà au hasard de la vie. Nous ne sommes plus que deux hommes de lettres sans unité2 ». Dans sa douleur Emile Augier exagère un peu, je pense, l'importance de Reynaud. C'était un de ces hommes qui, comme Henri de Latouche, ont une autorité plus grande que leur talent: ils dirigent des hommes qui leur sont supérieurs.

La nouvelle École ne se compose pas d'un trio, Reynaud, Ponsard et Augier: c'est un triumvirat; autour d'eux se groupe un parti: ils sont jeunes, Jules Barbier, Carré, Henry Thénard, l'amphitryon, le richard de la bande; Edouard Grenier, l'historien de l'école; Ricourt, directeur de l'Artiste et inventeur de Ponsard3; le peintre Meissonnier; Latour de Saint-Ybars, qui a une Virginie reçue au Français4, et qui pourtant n'est pas jaloux de Ponsard: à une lecture d'Agnès de Méranie, il écoute, la tête dans les mains: la pièce finie, il écarte ses mains; on voit alors qu'il pleure, d'admiration. Au lieu de nous appeler l'École du Bon Sens, dit E. Grenier, on aurait dû prendre un autre nom: l'École du Bon Coeur5.

1 - Pierre de Bouchaud, Un ami de Ponsard, Charles Reynaud, dans les Débâts des 14 et 15 septembre 1899. Savigne, Ponsard inconnu, p. 49-50 et passim. Revue des Deux Mondes, 1er février 1851, p. 522.
2 - Jules Claretie, Le Temps du 25 mai 1894.
3 - Journal de Got, I, 213-214. E. Grenier, Souvenirs littéraires, p. 230-231, 241.
4 - Claretie, article cité. Barthou, Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1926, p. 379.
5 - Souvenirs littéraires, p. 232, 239.

Il y a peu d'information sur Charles Reynaud. Né en 1821 et mort en 1853, Wikipédia nous dit qu'il était poète, critique littéraire et un ami des poètes et auteurs dramatiques François Ponsard et Emile Augier. À lire les titres de ses oeuvres, il n'aurait probablement pas déplu aux Parnassiens.

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En prime, voici ce qu'Ernest Prarond nous dit dans De Quelques écrivains nouveaux. G. Le Vavasseur. Ph. de Chennevières. Th. de Banville (1852), mais sans nommer l'école du bon sens.

Au milieu, et le plus en évidence, s'avance Émile Augier, le poète sage et actif, le maître à peu près reconnu aujourd'hui parmi les jeunes gens de la comédie littéraire; puis aux meilleures places de cette armée sans grande discipline, on remarque Ponsard, le capitaine tragique autour de qui, chances des plus heureuses, se sont, dans un temps, données deux ou trois batailles diversement gagnées ou perdues, et que l'on accepte à peu près définitivement sur le champ laissé libre par Casimir Delavigne; Armand Barthet,1 le déterminé compagnon que j'ai vu un jour marcher à l'assaut d'une comédie comme au feu d'une redoute; Michel Carré2, qui a patiemment traduit l'Eunuque de Térence dans une langue assez vieillie pour laisser dans l'oreille un arrière son du dix-septième siècle. M. Jules Barbier, le poète, plein de fougue improvisatrice, qui a écrit quelque part cette phrase de fière augure: « J'accepte avec reconnaissance les louanges comme les leçons de la critique, et je me reconnais volontiers son homme-lige en tout ce qui est du ressort de l'art et du langage »; M. Octave Feuillet qui, en dehors même du théâtre où il a heureusement paru, a publié un si remarquable recueil de proverbes; MM. Ernest Serret3, Camille Doucet4, Jules Lorrain, etc.

1 - Armand Barthet (1820-1874) était auteur dramatique, poète, romancier et journaliste. Il a été le secrétaire d'Arsène Houssaye et son oeuvre la plus connue semble être la pièce Le Moineau de Lesbie.
2 - Michel Carré (1821-1872) a écrit des vers et des pièces de théâtre avant de se consacrer aux livrets d'opéra, notamment pour Charles Gounod et Georges Bizet. Il a beaucoup écrit en collaboration avec Jules Barbier, mais aussi avec Eugène Cormon.
3 - Ernest Serret (1821-1874) était romancier et dramaturge.
4 - Camille Doucet (1812-1895) était poète, dramaturge, directeur de l'administration des théâtres et membre de l'Académie Française.



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