M. Régeant, bourgeois à la retraite, est l'un des membres les moins éclairés d'un groupe de collectionneurs de bibelots, d'antiquités, ou comme dit Duranty, de bric-à-brac. ... Il y avait chez M. Régeant un entassement d'objets qui sentait le décousu et l'incertitude dans le goût et les idées. M. Régeant était une de ces personnes auxquelles, quoi qu'elles fassent, il est impossible de s'y connaître. Plus il avançait, plus il entassait et moins il se débrouillait. Les formes, les marques, les colorations se confondaient dans sa cervelle. Pour s'épargner les difficultés du choix qui lui devenaient chaque jour plus grandes, il avait pris le parti d'acquérir souvent des lots d'objets insignifiants, espérant que dans le nombre se trouverait quelque rareté. Il lui arrivait d'acheter d'un seul coup un de ces petits fonds de marchands qui se montent par-ci par-là, dans un recoin, dans une boutique à louer, ou bien l'un de ces étalages hétéroclites comme on en voit encore autour des marchés de l'ancienne banlieue annexée. De sorte qu'on trouvait chez lui les plus étonnantes ferrailles, les plus baroques poteries, amoncelées par tas, à terre. Ces tas, écrémés, avaient fourni quelques pièces de vingt-cinquième ordre qu'on rangeait sur des tablettes tout autour d'une chambre; enfin, les belles emplettes directes, comme celles des groupes en porcelaine de Saxe, recevaient les honneurs d'une installation particulière au milieu du salon.. Mais d'incessantes fluctuations troublaient ou variaient ces dispositions. Telle pièce, pendant longtemps jugée digne de figurer dans le salon, était un beau jour dégradée et reléguée dans la série-mère, c'est ainsi que M. Régeant désignait pompeusement ses tas de rebuts à deux sous la livre, ou bien dans la série de formation, comme il appelait ses tablettes; telle autre en revanche, après mûr examen, recevait de l'avancement, quittait les tablettes et était introduite et intronisée dans le salon. Tous les deux ans, l'encombrement obligeait M. Régeant à déménager pour louer un appartement plus grand que celui qu'il quittait. ... Noémie, la fille de M. Régeant, et Pauline, la fille de l'ami et concurrent de ce dernier, qui sont deux amies et entichées de collection comme leurs pères, jasent. Elle regardent les tablettes et c'est Pauline qui commence. — Pourquoi cet espace vide? demanda-t-elle en désignant une large trouée dans la collection. — C'est l'espace réservé à l'époque mérovingienne, répondit Noémie. Papa va s'attacher à étudier les restes de cette époque. Il est très stimulé par les grandes découvertes de tombes que M. Loreau vient de faire dans ses propriétés et d'où il a retiré tant d'objets curieux, entre autres ces verreries dont on parle beaucoup. Voilà une fibule qui provient du fameux tombeau de Childéric. Tu vois, on y reconnait quelques traces d'émail cloisonné : les bandelettes rapportées qui forment les compartiments du dessin sont encore presque intactes, mais l'émail a disparu presque partout, laissant les creux de l'ornement entre ces bandelettes qui en dessinent le contour. Etc. Edmond Duranty |
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