Le Malheur d'Henriette Gérard

Chapitre XV

La Force chez les faibles

Henriette Gérard, jeune fille de famille riche, personne talentueuse et honnête, aime Émile Germain, bien évidemment un jeune homme pauvre. La famille de la jeune fille s'oppose à ce parti et lui préfère M. Mathéus, un vieil homme riche. Henriette est la proie des manoeuvres de toute sa famille, de sa mère, femme intrigante et égoïste, de son père, être faible et intéressé, et de son frère, un sot envieux et méchant. Elle doit en plus subir les assauts de l'amie, de l'amant et du directeur de conscience de madame sa mère. C'est ce dernier que l'on voit ici tenter une ambassade visant à la fléchir dans son entêtement à garder la promesse faite au jeune homme de n'épouser que lui.

Le mardi, M. Euphorbe Doulinet, échauffé de zèle, proposa à madame Gérard de se dévouer auprès de sa fille. Vers le milieu du jour, donc, madame Gérard quitta le salon, laissant seuls le curé et Henriette.

Celle-ci remarquait avec une certaine inquiétude d'intérêt filial le silence glacial, le visage affligé de sa mère, qui ne se livrait plus aux grands discours.

Le curé se prépara héroïquement à être tenaillé ou retourné sur le gril par la férocité d'Henriette. Il commença, penché, parlant doux et bas, comme au confessionnal, prêt à fermer les yeux au moindre geste, car il s'attendait à être saisi et écorché vif.

« Ma chère demoiselle, mon habit et mon caractère me donnent la mission de vous adresser quelques conseils et quelques petites remontrances. »

La jeune fille se laissait toujours séduire par ces exordes et croyait qu'elle allait entendre des paroles de grand sens et réellement amicales. Mais plus tard elle se moquait de sa naïveté, en scrutant la physionomie inférieure de ces prétendus oracles.

« Je crains, continua-t-il, que vous ne pensiez pas assez à Dieu.
— Mais je vous assure le contraire, répondit-elle.
— Il n'est personne, je le sais bien, qui ne vive sans avoir l'idée de Dieu présente, mais les actes de la vie sont plus ou moins conformes à cette pensée, selon qu'elle est plus ou moins habituelle à l'esprit. Madame votre mère, par exemple, est un modèle de piété, et elle en est récompensée dans sa famille, car je ne crains pas de me tromper en osant prédire que les dissentiments cesseront avec l'aide de Dieu. Et d'après les qualités que vous et Monsieur votre frère possédez, je puis dire que madame votre mère est bénie dans sa postérité. »

Henriette pensa à la force des imbéciles; le pauvre curé compromettait sa cause.

« J'ai peur pourtant, reprit-il, que vous ne vous écartiez de la foi. Vous ne vous présentez plus à la confession depuis longtemps. La voie que vous suivez loin de l'autel de Jésus est semée d'embuches. Elle vous entraîne, à votre insu, à des tendances mondaines, et vous porte à vous mettre en opposition avec vos parents. Vous savez qu'un de nos plus sacrés commandements veut l'obéissance. Ne donnez jamais scandale à Dieu, chère mademoiselle : la vérité divine vous abandonnerait, et vous vous égareriez. Nul n'a plus de paix que le juste. Descendez dans votre coeur, examinez vos propres déchirements, et voyez si vous avez la paix du juste. Votre chère mère, votre cher père, seraient si heureux de votre bon vouloir!... »

Le curé s'encouragea. Au lieu de montrer les dents on faisait le gros dos.

« Je voudrais vous voir convaincue que la piété doit vous guider dans la vie » ajouta le curé, charmant de douceur et de bénignité.

Elle pensait : « Les discours du curé sont vagues et sans portée! »

« Vous attirerez la bénédiction divine sur votre tête, chère mademoiselle, en renonçant à des sentiments que notre sainte Eglise réprouve, reprit la voix nasillarde et cadencée du prêtre. Il n'y a de vérité que dans la vertu, toutes les vertus, vous n'en doutez pas.
— Cela est écrit dans tous les sermons, dit Henriette, qui commença à s'animer, étant touchée à l'endroit sensible.
— La vie ici-bas n'est qu'un long renoncement, s'écria le curé, transporté de son argument. Plus nous renonçons, plus nous méritons : telle est la grande idée qui soutient le chrétien. Est-ce un sacrifice si pénible que de suivre les désirs d'une mère aimante et bien-aimée?
— Non, c'est en effet bien simple », dit Henriette, ne voulant plus l'admettre à l'honneur d'être un conseiller sérieux.

Mais le curé reprit l'avantage; il répliqua : « Ce qui n'est point simple, c'est votre persévérance dans le mauvais sentier. Et cependant toute erreur, tout oubli de Dieu est puni, vous l'éprouvez par vos doutes. »

Tous, madame Baudoin, le président, Aristide, le curé, avaient l'un après l'autre frappé dans la plaie d'Henriette en lui reprochant de manquer à la vertu, en l'accusant d'égoïsme, ou en lui rappelant qu'elle doutait visiblement d'elle-même.

Henriette ne voulait point baisser la tête, et alors elle s'irritait de ne pouvoir se justifier mieux que par son amour pour Emile. Elle luttait, moins parce qu'elle croyait avoir raison, que parce qu'elle ne pouvait se résoudre à accorder raison à des personnes qu'elle n'estimait pas et à se soumettre à leur direction.

« Nous ne pouvons savoir si votre sentence est bonne, dit-elle, mais rien n'est encore fini.
— Elle est bonne, continua M. Doulinet, la sentence a été prononcée par Dieu même. Il faut songer à tous les malheurs de ce monde et de l'autre que vous pouvez attirer sur vous et votre famille en persistant à ne pas donner satisfaction au bien et à la vertu.
— On me fatigue avec la vertu, dit Henriette. Quelle vertu? Qui en a? Moi-même n'en ai-je pas autant que... Du reste j'y réfléchirai encore!
— Oh! s'écria le curé, arrachez de votre coeur toute sentence douteuse, réconciliez-vous avec Dieu et avec les vôtres, au nom de la paix éternelle. Renoncez à vos inclinations pour un jeune homme ennemi à toute votre famille. Mariez-vous et vivez selon l'Eglise. L'amour défendu vient du démon. Revenez à vous. Soulagez votre âme par la confession. La contrition vous y préparera. Je vous attendrai dès qu'il vous plaira. Venez plus souvent à Dieu. »

« Il est faible et emphatique. Il me débite un vieux sermon » se dit Henriette. « Je penserai longuement à tout ceci », répliqua-t-elle pour en finir.
— Alors je puis donner de l'espérance à madame votre mère? » demande la curé.

« Ah! pensa la jeune fille, c'est elle qui les souffle tous. »

Afin de se débarrasser du curé, elle reprit : « Ne désespérez pas!

Etc.

Edmond Duranty
Le Malheur d'Henriette Gérard
1860



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