La Vie à Paris
1881

VII

Nous sommes le 5 avril 1881 et les impressionnistes tiennent leur sixième exposition1. Voyons la perspicacité de Claretie en matière artistique.

Boulevard des Capucines, l'exhibition est plus piquante. La sensation d'art s'y double du piment du scandale. On se trouve, au fond d'une cour, au premier étage, dans le Temple de l'Intransigeance. Depuis six ans qu'ils forment un petit bataillon d'éclaireurs faisant sonner haut leurs trompettes, les peintres indépendants, comme ils se nomment, se logent où ils peuvent, parfois, comme l'an dernier, dans des maisons en construction. Cette année, ils se sont établis en belle place; ils font clapoter en plein boulevard leurs faisceaux de drapeaux tricolores, et ils ont tendu de moquette l'escalier qui mène à l'appartement, un peu bas de cerveau, comme disent les bourgeois, où ils ont accroché leurs pétards. Un feu d'artifice en chambre. Parfois il faut se courber beaucoup pour arriver à voir quelques-unes de leurs fusées. Un moyen comme un autre de contraindre la critique à se mettre à genoux devant les oeuvres d'art.

Elle ressemble d'ailleurs à toutes les précédentes, cette sixième exposition des Indépendants, qui sera suivie d'une quantité d'autres exhibitions ressemblant à celle-là. La plus grande originalité de ces révolutionnaires consiste dans les bordures de leurs oeuvres, qui sont blanches, les cadres d'or étant abandonnés aux vieux peintres de la vieille école, aux barbouilleurs au jus de chique, ennemis des peintures claires. Il faut bien faire trou dans la muraille, dans la pénombre de nos appartements modernes, et quand on ne peut crever le mur avec la lumière de son tableau, on le perce avec le blanc de son cadre.

Il y a d'ailleurs de vrais succès et des tempéraments d'artistes tout à fait hors de pair dans cette exposition. Avant tous et en marge de tous, M. J.-F. Raffaelli (sic), le peintre des mélancolies de la banlieue de Paris, des berges d'Asnières, des mottes de terre pelée des fortifications et des terrains abandonnés où paissent des ânes étiques, en attendant qu'on y élève une infinité de petits hôtels, coquets comme ceux de l'avenue de Villiers, car, soit dit entre parenthèses, Paris sautera à pieds joints par dessus les fortifications quelque jour. M. Raffaelli, cet Ostade du parisianisme, a là des mendiants, des déclassés, des affuteurs de scie, des marchands d'échalotes, des rôdeurs, d'une curiosité sans prix, et aussi des paysages d'hiver d'une intensité d'impression tout à fait supérieure. Ah! l'excellent cadre-repoussoir que lui composent les autres exposants!

Le Clos des Choux de M. Pissaro est pourtant bien étonnant. Il fait songer à quelque Millet. Miss Cassatt et Mme Morizot (sic) ont aussi des tons roses de pastel et des blancs légers qui caressent la vue, et M. Forain donne aux laideurs bêtes de la vie moderne je ne sais quoi de troublant et de fantastique. C'est du Bouvard et Pécuchet en peinture.

Mais que dirait-on de littérateurs qui s'aviseraient de publier leurs notes au crayon, leurs boutades, leurs impressions en style télégraphique? On les prierait de vouloir bien les rédiger et achever. Ce serait simple politesse envers le public si ces « indépendants » voulaient bien pousser leurs esquisses plus avant. Ils s'arrêtent malicieusement où la difficulté commence. Ce sont presque tous des gens d'esprit.

Etc.

Jules Claretie
La Vie à Paris
1882

1 - La sixième exposition impressionniste s'est tenue du deux avril au premier mai 1881 au 35 boulevard des Capucines.



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