La Vie à Paris
1896

IX

Dans le volume de 1896 de sa série La Vie à Paris Claretie nous parle du boulevardier, de sa nature et de son destin.

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Le Boulevardier? Le mot fut créé, lancé pour la première fois par Louis Veuillot dans ses Odeurs de Paris. Il en faisait un terme de mépris. Les amoureux du boulevard le ramassèrent et l'arborèrent comme un titre. Tel les gueux flamands se parant glorieusement de l'injure dont on les souffletait.

Le boulevardier est un provincial à rebours. Il ne s'occupe que de ce qui se passe entre le carrefour Montmartre et la place de l'Opéra. Il ne respire à l'aise que dans cet espace restreint où il se promène lentement, comme un prisonnier volontaire dans son préau. Tout ce qui n'a pas de répercussion immédiate dans le petit monde qui s'agite là n'existe point pour lui. La nouveauté littéraire ou dramatique, le potin de coulisse, le racontar de journal, pèsent plus à ses yeux que le discours de Crispi, les proclamations de Ménélik ou les opinions de lord Salisbury sur la question d'Égypte.

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Mais le boulevardier pur sang, comme Gustave Claudin1, comme Nestor Roqueplan, comme Aubryet2, comme tant d'autres qui ont vécu du boulevard et qui en sont morts, est, par essence, célibataire. Le boulevard suffit au boulevardier. C'est sa demeure. Le boulevardier peut loger à l'hôtel garni, comme Henri Delaage3, ou dans un pied--terre, comme Claudin; sa salle à manger, c'est le cabaret où il a sa table attitrée; son cabinet de travail, c'est le bureau de rédaction où il écrit son feuilleton ou sa chronique, à deux pas de l'imprimerie; son jardin, c'est l'asphalte et les arbres grêles qu'il préfère à toutes les allées des bois voisins et auxquels, du reste, il préfère plus encore les décors, la rampe, les portants et les toiles de fond.

Il est bon d'aimer le boulevard; mais c'est un amour qui fait des victimes, comme tous les amours de ce monde. Et puis, il faut à ces amoureux de l'asphalte la jeunesse pour que leur passion ne les trahisse point. Le boulevardier doit être jeune. S'il vieilli, s'il se laisse toucher, comme ce pauvre Claudin, c'est fini. Il ressemble à une ombre errant parmi des ruines. Je me trompe: il ressemble à une ruine vivante dans un cadre rajeuni, pomponné, remis à neuf.

Tout le monde n'a pas, comme Aurélien Scholl, le privilège de garder le panache et de se transformer avec le boulevard lui-même. Je m'imagine ce qu'a dû souffrir Gustave Claudin lorsqu'il a vu disparaitre Tortoni, lorsqu'il a vu les faïences ultra-parisiennes de Forain remplacer l'architecture du café Riche, et le Café de Paris rejoindre dans les souvenirs archéologiques et culinaires de la vie parisienne le Rocher de Cancale et les Frères Provençaux.

Etc...

Jules Claretie
La Vie à Paris
1897

1 - Gustave Claudin (1823-1896), journaliste et écrivain français, qui a publié en 1884 Mes Souvenirs. Les boulevards de 1840-1870.
2 - Xavier Aubryet (1827-1880), journaliste et écrivain français, auteur notamment de La Femme de vingt-cinq ans (1853).
3 - Henri Delaage (1825-1882), journaliste, philosophe et occultiste, dont Jehan Valter a dit: "ce rêveur mystique, qui a fait du journalisme en spirite et du spiritisme en journaliste" (Le Figaro, 16 juillet 1882).



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