Masques modernes

Les Fêtes cigalières

Notes de route

Champsaur est à Avignon pour une célébration littéraire à saveur provençale et évoque, sur le ton laudatif de presque tous les articles de ce recueil, quelques autres invités. Sauf qu'il semble que Champsaur n'aimait pas Daudet...

Ah! le midi! Il n'y a pas d'ironie possible. C'est merveilleux, c'est la poésie vivante. Aucun de ceux qui assistaient au magnifique spectacle du dîner et des discours, en l'honneur de la fête de sainte Estelle1, dans l'île de la Barthelasse, n'aurait eu seulement l'idée d'une plaisanterie; chacun eût eu l'enthousiasme, le feu sacré; et il aurait fallu M. Alphonse Daudet pour sourire et dire ce qu'il écrivait, avant la guerre, - dans le journal: l'Illustration, - sous le pseudonyme de Fontaube: « Le fébrilige (sic) est une petite école d'admiration mutuelle, née dans l'arrière-boutique de Roumanille2, un petit libraire d'Avignon. » - Francisque Sarcey3 lui-même a été empoigné par le dieu, par le soleil inspirateur; et M. Guillaume Guizot4, l'éminent professeur de littérature anglaise au Collège de France, et M. Paul Meyer5, aussi du Collège de France, M. Henry Fouquier6, ont fait écho, en des paroles éloquentes et harmonieuses, à l'exaltation de M. Francisque Sarcey.

M. Francisque Sarcey, lyrique; il a fallu Mistral7, Aubanel8, Roumanille, Félix Gras9, ces poètes plus hauts peut-être parce qu'ils sont restés plus près de la mère nature et parce que, plus souvent que nous, ils la voient et ils l'écoutent, pour donner des ailes à cet éléphant - Oh! pardon, cher maître! - dont la trompe se promène en reniflant et flaire les oeuvres d'art. C'est un universitaire, un normalien, M. Sarcey. Sous ce soleil, devant ces poètes chanteurs, en face du peuple d'Avignon accouru avec ses belles filles et qui emplissait l'île, - une cigale étrange, une cigale enivrée de lumière, de paroles et de cette poésie transfiguratrice éparse dans le ciel bleu grillé de clarté, à chanté - Deus! ecce Deus! - en sa poitrine nourrie de latin. C'est Clovis Hugues qui l'a hypnotisé, Clovis Hugues, un véritable orateur. Il n'y a point là de compliment; mais Danton, - un Danton familier, - est ressuscité. La devise de la Cigale10 est: « Lou souléu me faï canta.» Et c'est le soleil certes, qui fait chanter Clovis Hugues: il parle, parce que cela lui fait plaisir de parler; c'est plus qu'un plaisir, c'est un instinct et un besoin intellectuel; Mistral, l'Homère provençal, se fait entendre; aussitôt les miroirs de la folle cigale, enlisés dans la cervelle de Clovis Hugues, se mettent à créceller.

Celui-là est un orateur; et de tous les arts c'est le plus enviable, celui qui émeut directement les esprits de la foule et de l'élite, celui qui leur donne les frissons de l'amoureux devant la beauté qui passe; et je ne sais que les femmes nobles de corps entre les plus nobles qui soient supérieures à l'homme éloquent. - Sarcey l'a été; c'est une transfiguration. Lui, le solide et borné critique, il a senti le beau, il a eu un coup de soleil.

Le soleil, les vins, est-ce tout cela qui en est cause? - Non, - c'est Mistral, celui qui incarne en son nom une force de la nature, le vent chaud sous qui se courbent les peupliers, les platanes, les lauriers, les oliviers. Ils étaient là, autour du maître Mistral: Roumanille, le gai et admirable conteur si pillé par Alphonse Daudet qui lui prit dans la poche entre autres pages: le Curé de Cucugnan, la Chèvre de M. Séguin; - Félix Gras, le chanteur épique des romanceros de Provence; - M. Guillaume Guizot, le fils lettré et érudit du grand ministre et du remarquable historien; M. Paul Meyer, le savant professeur; M. Paul Mariéton11, le poète méridional - méridional, puisqu'il est de Lyon, cette porte d'or et de soie du Midi, et qu'il a poussé jusque là les frontières du pays des cigales, - Arène, cette fauvette de Sisteron; - puis, des députés, tous les députés du Dauphiné; - de la Provence et du Languedoc; - le préfet de Vaucluse, le maire d'Avignon; - et tous, les peupliers, les platanes, les lauriers, les oliviers, les ronces fleuries se sont courbés sous le « mistral » qui soufflait.

Etc.

Félicien Champsaur
Masques modernes
Les Fêtes cigalières
1889

1 - Sainte-Estelle était la sainte patronne du Félibrige, cette association littéraire en langue d'oc du sud de la France.
2 - Joseph Roumanille (1818-1891), écrivain, libraire-éditeur et cofondateur du Félibrige.
3 - Francisque Sarcey (1827-1899) était un influent critique dramatique à la réputation de conservateur.
4 - Guillaume Guizot (1833-1892), selon Wikipédia, "est un essayiste, traducteur, professeur de lettres et haut fonctionnaire français de la seconde moitié du XIXème siècle", qui tenait la chaire de langues et littératures d'origine germanique du Collège de France.
5 - Paul Meyer (1840-1917), toujours selon Wikipédia, "est un philologue et romaniste français", qui tenait la chaire de langue et littérature de l’Europe méridionale du Collège de France.
6 - Henry Fouquier (1838-1901), journaliste, écrivain, dramaturge et homme politique originaire de Marseille.
7 - Il s'agit bien sûr de Frédéric Mistral (1830-1914), écrivain en langue d'oc, membre fondateur du Félibrige.
8 - Théodore Aubanel (1829-1886) poète provençal qui était, avec Roumanille et Mistral, "l'un des trois piliers du Félibrige".
9 - Félix Gras (1844-1901), poète provençal qui devint président du Félibrige après Mistral et Roumanille.
10 - La Cigale était une "Société de poètes, de littérateurs et d'artistes nés dans les provinces du Midi" fondée en 1875 par Eugène Baudoin, Maurice Faure et Louis-Xavier de Ricard, dont Henry Fouquier fut le président à partir de 1887 et qui comptait parmi ses membres, entre maints autres, les écrivains Henri de Bornier, Jean Aicard, Joseph Autran, Théodore Aubanel, Frédéric Mistral, Félix Gras, Paul Arène, Léon Cladel, Alphonse Daudet et Ferdinand Fabre.
11 - Paul Mariéton (1862-1911), écrivain provençal dont Champsaur nous dit: "directeur de la « Revue félibrienne », ce dilettante épris d'une si noble passion pour les poètes et les prosateurs de la langue d'oc, le vaillant et artiste tambourinaire de la Renaissance provençale, prêcheur de la bonne cause chez les barbares", rien de moins...



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