Le Quatuor de l'Île Saint-Louis

II

...

Deux heures se passèrent en trios; mais les trois amis, accoutumés à faire de la musique de quatuors, n'étaient pas satisfaits de la certaine maigreur que ne parviennent pas à dissimuler trois instruments à cordes; à chaque repos, le nom de James reparaissait, flanqué d'injures de toute espèce; heureusement, l'entrée de M. Colisée vint mettre une diversion à la mauvaise humeur des exécutants. Le nouvel arrivé jeta un regard sec sur Victoire qui avait souri en voyant entrer son amant et qui devint morne sous ce coup d'oeil. M. Colisée représentait un jeune employé par l'excessif soin de sa toilette; il tenait ses habits comme on tient des livres. Le regard était attiré par une chaîne d'or et par des breloques également en or disposées avec symétrie. Entre l'ouverture du gilet de velours apparaissaient les plis d'un petit jabot empesé avec soin; la cravate, lustrés et d'un satin luisant, large de deux doigts, couleur bleu de ciel, appartenait, par les noeuds réguliers et carrés, à ces cravates toutes faites qui se trouvent à l'étalage du chemisier et qui ne laissent nulle part à la fantaisie du porteur. Sur la cravate se collait, plus roide qu'un morceau de fer-blanc, un faux-col rabattu. Le chapeau était aussi brillant qu'aux vitres d'un chapelier; pas un poil ne se détachait de la masse, et il ressemblait à un lac calme. En l'ôtant, le jeune homme laissa voir une chevelure lisse, onctueuse, partagée sur le milieu du front par une raie plus droite qu'un soldat prussien et qui sillonnait le dessus du crâne et descendait jusqu'au cou. Des favoris un peu minces partaient des oreilles et allaient s'épaississant avec une régularité désespérante, pour former deux belles poires de chaque côté des joues. Les sourcils avaient été tracés, sans doute, par le tire-lignes d'un architecte, en demi-cercle parfait, et semblaient tendus comme la corde d'un arc; la barbe du menton, en forme de royale, aurait fait le désespoir d'un maître d'écritures, tant elle était irréprochable dans sa tournure de virgule présentée de face; le même soin avait présidé à la moustache épaisse qui se tordait tout à coup aux angles de la bouche et présentait une petite pointe aiguë vraisemblablement obtenue par une cire sans égale. La figure du jeune homme offrait ce teint mat particulier aux lorettes qui prennent un grand soin de leur corps; elle ne paraissait pas naturelle, les eaux de toilette, les cold-creams devaient y jouer un rôle éternel quand le jeune homme était retiré en son particulier. De grands yeux noirs taillés en amande et bordés de longs cils semblaient plutôt de grandes fenêtres par les ouvertures desquelles il ne passait ni esprit ni intelligence.

Irréprochable en tout, on pouvait reprocher à ce jeune homme de ne penser jamais; ses lèvres étaient disposées à recevoir un sourire perpétuel, et elles s'ouvraient plutôt pour laisser voir une rangée de dents si blanches, si bien rangées et si bien taillées, qu'elles pouvaient avoir été décrochées la veille, dans un passage, à la montre d'un dentiste. La vie était absente de cette physionomie en proie à l'art des parfumeurs et des coiffeurs. Habillé d'une veste turque, M. Colisée eût pu gagner sa vie à tourner sur un piédestal dans la boutique d'un marchand d'habits. Un costumier l'eût habillé en Espagnol, avec un pourpoint couvert de broderies, et l'eût suspendu à sa fenêtre du premier étage, certain qu'il ne bougerait pas et qu'il remplirait avec avantage un mannequin.

Etc...

Champfleury
Le Quatuor de l'Île Saint-Louis
1854



Retour à Champfleury
Vers la page d'accueil