La Mascarade de la vie parisienne

Chapitre premier
La Maison rouge des bords de la Bièvre

A une portée de fusil de la barrière de Fontainebleau, on rencontre la rue du Bel-Air, presque exclusivement habitée par des blanchisseuses dont l'industrie s'exerce là plus facilement qu'ailleurs par le voisinage de la Bièvre qui baigne le derrière des maisons.

Cette petite rivière est certainement, eu égard à ses forces, une des plus actives de France; enfermée dans un lit étroit, coulant avec une apparence de paresse, elle ne dessert pas moins d'une dizaine d'industries différentes. La Bièvre, qui n'a jamais été chantée, attend un poëte populaire qui ne craigne pas l'apprêt des peausseries, la fabrication des mottes, l'odeur des tanneries, des teintureries et des diverses autres industries particulières au douzième arrondissement, le plus pauvre de Paris.

Qui chercherait à suivre le cours de la Bièvre connaîtrait une bonne moitié du faubourg Saint-Marceau et ne s'étonnerait plus de cette eau huileuse et bleuâtre, pleine de torpeur, qui s'est salie et graissée en circulant dans les petites rues, derrière les teintureries et qui ne reprend un peu de tranquillité au sortir de la barrière que pour retomber sous la domination d'autres industries.

Dans Paris, la Bièvre, épouse des tanneurs, les quitte tout à coup pour se jeter dans les bras des blanchisseurs. Pendant deux lieues hors de la barrière, la Bièvre appartient tout entière aux blanchisseurs, et apporte à ses nouveaux maîtres les traces non équivoques de ses relations avec les tanneurs; mais comme elle se prête complaisamment aux travaux les plus rudes, qu'elle ne craint pas le battoir, et que jamais on ne l'a entendu se plaindre de l'ouvrage le plus énorme, la Bièvre vit en bonne intelligence avec les blanchisseurs.

La rue du Bel-Air débouche en pleine campagne, coupée par les fortifications, mais la Bièvre n'est pas encore libre: elle passe sous un pont dressé exprès pour elle, va se jeter dans une avenue de vieux saules et le promeneur qui voudrait la suivre verrait sa course tout à coup interrompue par une haie qui entoure des jardinages.

En face de ces jardinages se trouve la Maison-Rouge, ainsi nommée à cause de sa couleur vermillonnée, étendue jadis sur le plâtre de la muraille, mais que la pluie, la poussière, l'humidité ont couverte de teintes violacées, tristes et sales, en harmonie avec les lézardements extérieurs de la bâtisse.

La Maison-Rouge est la seule construction en face de la Bièvre; ses voisins sont de vieux saules tordus, crevassés, dont la vitalité subsiste dans quelques brindilles vertes se mirant mélancoliquement dans l'eau noire.

En mil huit cent quarante et un, demeurait à la Maison-Rouge un apprêteur de pelleteries, nommé Couturier, dont la réelle industrie, si elle avait été connue des portières de Paris, l'eût conduit à entendre son nom entouré d'un concert de malédictions sans cesse renaissantes.

A toute heure de la journée des plaintes, des larmes, des sanglots, des imprécations, partaient des loges de concierges, des appartements de célibataires, des logements de vieilles filles, des menaces de vengeance, des accusations en police correctionnelle qui étaient dues à l'industrie de Couturier et qui ne troublaient jamais son sommeil.

Etc...

Champfleury
La Mascarade de la vie parisienne
1859



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