Monsieur Le Camus est l’homme le plus riche de la petite ville d’Origny et même de toute sa région. ... M. Le Camus, fils d’un homme qui s’était enrichi pendant la Révolution en achetant des biens nationaux, a laissé dans Origny une mémoire impérissable : beaucoup de généraux qui ont des statues sur les places publiques occupent moins les esprits. M. Le Camus représentait l’avarice de façon à tenter un homme de génie et à lui faire oublier Plaute, Molière et Balzac. M. Le Camus pouvait être le fils d’une femme adultère qui aurait aimé à la fois les trois ladres immortels de l’antiquité et des temps nouveaux : Euclion, Harpagon, le père Grandet. Il ne se faisait pas un marché considérable en terres, bois, prairies; pas une construction de fermes, maisons de vile, où M. Le Camus n’entrât pour quelque chose. Possesseur de biens immenses, il les augmentait tous les jours, de telle sorte que la fable du marquis de Carabas se trouvait réalisée. Une maison était à louer dans la ville, elle appartenait à Friponneau; une ferme était en adjudication, les soumissionnaires devaient s’adresser à Friponneau; une chasse était à louer, c’était Friponneau le propriétaire des prés et des bois. Toujours Friponneau apparaissait au bout de chaque transaction, et la province, dans son esprit railleur, avait voulu l’élever au-dessus de ses concitoyens en lui donnant ce titre de Friponneau, qu’il ne faut pas prendre à la lettre, tant il est plein de nuances délicates. M. Le Camus n’était pas ce qu’on appelle un fripon, mais il avait naturellement un esprit embrouillé qui ne s’aiguisa pas à la meule des affaires et qui empêcha de jamais compter sur sa parole. Les paysans sont d’une rare adresse dans la discussion des intérêts; M. Le Camus ne craignait pas un village tout entier. Il n’était ni bourgeois ni paysan, il avait mélangé les ruses de ces deux races, et il était arrivé, dans la discussion, à des effets qui sembleront du domaine de la fantaisie et qui sont cependant vivants dans toute une province. Une fois dans son cabinet, installé devant son bureau, en face d’un acquéreur, d’un locataire ou d’un fermier, M. Le Camus changeait à volonté de masque, comme un acteur qui joue une pièce à travestissements. Il bégayait de façon à rendre son langage incompréhensible; ce vice de parole, manifesté seulement en matière de contrats, avait fini par être traité de feinte. — C’est un homme qui a la langue bien pendue, disaient les paysans, mais le coquin l’accroche à un clou quand il veut. À la faveur de bégayements interminables, de perpétuels hein, hein, hein, marchant régulièrement par trois et se plaçant irrégulièrement dans toutes les discussions d’affaires, M. Le Camus faisait subir aux gens qui désiraient traiter avec lui des tortures formidables. Etc... Champfleury |
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