Les Amoureux de Sainte-Périne

Chapitre premier

Champfleury visite l’exposition de peinture de l’Exposition universelle de 1855 où il dit assister à “une liquidation intellectuelle d’un demi-siècle”, avant d’ajouter qu’il se sent “pris d’une certaine mélancolie en pensant que le rôle des maîtres, qui avaient passionné la foule pendant trente ans, était à peu près terminé”. Mais le destin veille.

...

J’allais sortir de l’Exposition, un peu mélancolique de n’avoir été remué par aucune oeuvre nouvelle, lorsque je fus frappé à la vue d’un petit tableau, placé dans le coin d’une sorte d’antichambre où avaient été rejetées les toiles qui ne valaient pas la peine d’être exposées.

Une petite dame âgée était assise devant un piano de forme primitive; ses doigts maigres plaquaient des accords sur une mélodie que faisait entendre un vieillard aux cheveux gris, jouant du violon.

Tel était extérieurement ce tableau qui me remplit d’une des plus touchantes émotions que j’aie éprouvées de ma vie. Tout en jouant du piano, la vieille dame détournait un peu la tête et envoyait au violoniste un sourire attendrissant que le peintre avait rendu avec délicatesse. La vie tout entière de ces deux aimables bourgeois se dévoilait dans un cadre modeste. Les boiseries grises du salon, dont la monotonie était rompue par un portrait au pastel accroché au-dessus du piano, la forme du piano lui-même, le costume des deux époux (ils étaient certainement mariés), le chat accroupi sur un tabouret, semblant se livrer à de profondes réflexions, la forme oblongue du cahier de musique, mais surtout le regard de la vieille dame, tout servait à lire leur histoire.

Si quelquefois je me suis repenti d’avoir perdu un temps précieux à étudier les arts au lieu de me plonger dans les sciences, à cette heure j’étais ravi de pouvoir lire sur cette toile comme dans un livre, certain que j’avais un portrait devant mes yeux et non un tableau. Ces deux musiciens étaient mariés et s’aimaient encore après quarante ans de mariage. S’aimer, je devrais dire s’adorer.

Etc...

Champfleury
Les Amoureux de Sainte-Périne
1860



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