Les Souffrances du professeur Delteil

Chapitre IV

En la petite ville de Laon, les trois soeurs Carillon, que l'on appelle méchamment les “trois-sans-hommes”, donnent à souper à leur neveu Charles-Marie, qui vient d'arriver de la campagne pour entrer au collège de la ville; au professeur Delteil, un petit homme jaune féru de grec, leur nouveau pensionnaire arrivé de la veille; et à Dodin, le fils naturel d'une couturière du quartier, qui est gourmand et obsédé de cuisine, cuisinant même en cachette dans son pupitre pendant la classe...

...

Le dîner se passa convenablement; M. Delteil mangeait peu et se montrait aussi embarrassé de dîner chez les marchandes de modes que s'il eût été assis à table entre deux princesses. Si les trois soeurs n'eussent veillé constamment à lui couper du pain, à lui servir à boire, il serait resté sur sa chaise sans mot dire. Dodin demandait des explications à chaque plat, et fournissait des explications telles qu'un bon chef de cuisine eût pu les recueillir.

— Y aura-t-il de la charlotte? s'écria tout à coup Dodin.
— Non, dit Sophie en riant.
— Oh! comme maman les fait bien! s'écria Dodin en passant sa langue sur ses lèvres.
— Je ne sais pas faire la charlotte, dit Sophie.

Alors Dodin se recueillit, prit un air grave, et dit :

— Pelez et épluchez vingt pommes de reinette que vous coupez par morceaux, mettez-les dans une casserole où vous avez fait fondre un morceau de beurre et ajoutez du sucre et de la cannelle; faites feu dessus et dessous. En ne les remuant pas elles ne s'attacheront pas; quand elles seront fondues, passez-les en purée et faites un peu réduire sur le feu sans laisser attacher.
— Mais tu nous récites la cuisinière bourgeoise, dit Berthe.
— Attendez un peu, dit Dodin; taillez des mies de pain en croûtons, en coeur, dont vous garnissez le fond d'un moule sans qu'il y ait de jour entre, la pointe des coeurs au centre; garnissez aussi de croûtons le tour.
— Est-ce un élève du collège? Demanda M. Delteil à voix basse à Sophie.
— Oui, monsieur, dit-elle, il va entrer en septième.

M. Delteil poussa un profond soupir pendant que Dodin continuait :

— Tous ces croûtons se trempent dans du beurre fondu. Placez votre marmelade dedans par lits et ajoutez entre chaque lit un lit de marmelade d'abricots.

Ici Dodin s'arrêta.

— Enfin, c'est fini, dit Sophie. Cela t'amuse, dit-elle à Charles-Marie, qui riait de cette singulière mémoire.

Pour Dodin, il était inquiet, répétant à voix basse et à diverses reprises: "un lit de marmelade d'abricots..." il ne s'inquiétait pas de ce qui se passait autour de lui.

Etc...

Champfleury
Les Souffrances du professeur Delteil
1856



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