Les Bourgeois de Molinchart

Chapitre 8 - la distribution des prix

Madame Creton Du Coche, jeune et belle bourgeoise de la petite ville de Molinchart, qui est mariée à un avoué banal et prétentieux, accompagne Madame la comtesse De Vorges à la remise de prix du pensionnat où sa fille étudie.

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Les deux dames arrivèrent à une heure à la pension de Madame Legoix, qui fut une institutrice célèbre à six lieues à la ronde. Partout, dans la ville, on ne rencontrait que jeunes filles en blanc, avec un ruban bleu, un ruban rose ou un ruban violet à la ceinture, dont la couleur indiquait qu'elles appartenaient à la classe des grandes, des moyennes ou des petites. Les mères accompagnaient leurs filles à la solennité de la distribution des prix : c'étaient des étalages de robes prétentieuses, de bonnets à fleurs criardes, de tours de cheveux extravagants qui faisaient honneur aux coiffeurs de l'endroit. La bourgeoisie femelle se rengorgeait, portait la tête haute, avait la figure gonflée d'orgueil et l'oeil brillant d'enthousiasme.

Dans trois ou quatre circonstances de l'année, la bourgeoisie décroche ces airs importants, qui semblent accrochés dans un porte-manteau avec les grandes toilettes.

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La comtesse de Vorges entra avec la femme de l'avoué ; et, sans accepter le bras d'un commissaire, elle se rendit immédiatement dans une des premières salles, d'où sortaient des murmures particuliers, des cris d'enthousiasme qu'arrachait la vue de dessins à l'estompe, de broderies rehaussées par du papier vert tendre et de modèles d'écriture.

On entendait dans tous les coins voltiger les mots : Parfait ! Délicieux ! Admirable ! et nombre d'autres épithètes. Jamais, cependant, on ne vit pareil massacre des grands hommes grecs et romains : les uns avaient la bouche de travers, les autres étaient louches, et le fameux nez grec voyait sa pureté de lignes outragée par des courbes indignes.

Chacun trouvait les Romulus ressemblants, prêts à parler ; il eût été imprudent de glisser un mot de critique au milieu de ces mères enthousiastes.

La broderie était principalement représentée par des bretelles, des blagues à tabac, des pantoufles, des bonnets grecs en tapisserie, destinés à prouver aux pères que leurs filles avaient reçu une brillante éducation ; mais, ce qui frappait le plus après les exemples d'anglaise, de ronde et de bâtarde, était certaines peintures de fleurs obtenues par le genre oriental. Le fondu des feuilles de roses, les nervures des feuilles étaient atteints par des procédés mécaniques qui mettaient l'esprit des bourgeois aux abois.

Des plateaux en tôle noire vernissée étaient chargés de fleurs en reliefs, d'une couleur vive que donnait le genre chinois, et les heureuses mères ouvraient leurs plus grands yeux pour tâcher de reconnaître dans ces chefs-d'oeuvre le coup de pinceau filial.

Etc...

Champfleury
Les Bourgeois de Molinchart
1855



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