Une fois au moins — tenez, rien qu'une! — avant ma mort, je soulagerai ma conscience. Je le dirai, et si, lorsque je l'aurai dit, les sociétés dont je suis membre me déclarent à leur tour indigne de leurs seins, qu'elles m'expulsent, voilà tout. Mais pour moi l'heure est venue de pousser ce cri: — Non! Napoléon n'était pas précisément une fichue bête! Je sais que je heurte toute l'école historique de mon temps. J'ai lu Lanfrey1. J'ai blagué Béranger2, comme tous ceux de ma génération; enfin j'ai déboulonné!… Quel est celui de nos contemporains qui n'a point paraphrasé « le Corse aux cheveux plats » d'Auguste Barbier3? Enfin Saint-Hélène n'a plus aucun succès. Napoléon ne pouvait se sauver qu'en étant naturaliste, et il n'a pas eu le temps de l'être. Cambronne a eu le temps, lui! Aussi survit-il à son maître. Et pourtant non, l'Empereur ne fut pas un simple imbécile. Qu'il n'ait eu aucun talent militaire, soit! D'abord, c'est amusant à soutenir. Dans son fameux la Guerre et la Paix, le comte Léon Tolstoï nie son génie guerrier, et il attribue ses victoires à l'âme seule de la grande armée. Vivent les paradoxes! Ils nous consolent des lieux-communs. Au théâtre, dans les pièces militaires, c'est l'amant de la jeune fille qui gagne la bataille d'Austerlitz. Tout dépend de l'effet qu'on cherche et de l'opinion qu'on veut avoir. Il est évident que la célèbre charge de Balaklava est tout à l'honneur des chevaux et que les cavaliers n'y furent pour rien. Et c'est ainsi qu'on explique le crétinisme militaire du Petit Caporal. Un homme qui passe la journée de Marengo sur un mamelon à se fourrer l'oeil dans une lorgnette, qu'est-ce que ça représente dans le gain de la bataille? Mais rien du tout. Tolstoï a raison. Et l'université aussi. Lorsque l'Université nous élève dans cette idée que Napoléon ne fut qu'une résultante, une synthèse à quatre pattes du peuple armé, l'Université s'amuse au jeu des combles. Qui oserait dire qu'elle change? En France, l'Université ne change pas: c'est son enseignement qui se modifie d'un règne à l'autre. Soyez témoins que je ne regimbe pas contre les leçons dont mes maîtres, gens fort libéraux, ont bercé ma jeune philosophie. Je crois en Napoléon-Résultante-Premier. Si Napoléon-Résultante-Trois a moins bien réussi, c'est qu'il résulta moins intimement et ne sut pas synthétiser avec vigueur. D'abord, et avant tout, écrivons bien l'histoire. Quelle oie que ce Bonaparte! Je veux dire quelle oie ce serait s'il n'avait pas inventé la Légion d'honneur! Je le confesse, l'invention de la Légion d'honneur me trouble; elle ébranle mes convictions; elle me fait douter de Lanfrey, de Tolstoï, de l'Université et de mes maîtres de philosophie historique. Car enfin j'ai lu, le 1er janvier 1886, en bon citoyen, le Journal officiel de mon pays, et je commence à comprendre ce que c'est que la trouvaille du petit ruban rouge, quel rôle il joue dans la civilisation moderne et comment il a bouleversé, en moins d'un siècle, des moeurs qu'aucune révolution religieuse, politique ou sociale n'avait sérieusement atteintes. En arriver à distribuer (je dis distribuer) pour étrennes (je dis pour étrennes) du ruban symbolique à des citoyens parce qu'ils sont honorables (je dis honorables), c'est faire fonctionner une institution sublime, dont le créateur, loin d'être une ganache, me paraît avoir eu plus d'esprit que Voltaire, Rabelais et Aristophane réunis. Napoléon? l'imbécile de Lanfrey? Eh bien! et la décoration? Avoir observé cela: que plus on avance en Égalité et plus on éprouve le besoin d'en sortir, et avoir opposé à la grande utopie de la Révolution française cette « noblesse de poche » qu'on appelle la Légion d'honneur, grâce à laquelle nous sommes tous égaux sans l'être, et être traité de résultante!… Car enfin la grande armée aurait pu s'y mettre tout entière, jamais elle n'aurait extrait de son âme anonyme cette superlative découverte. Elle est l'oeuvre du farceur aux cheveux plats, et j'ose dire d'un rude lapin, un lapin qui connaissait à fond l'humanité d'abord et la nation française ensuite, celle que l'on donne pour ingouvernable. Etc. Émile Bergerat 1 - Pierre Lanfrey (1828-1877), homme politique et ambassadeur qui a écrit Histoire de Napoléon Ier (1875). |
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