Nous sommes en visite chez Bébé, une américaine parvenue et vieillissante. Le narrateur — si ce n'est Bergerat lui-même — ne la tient pas en haute estime. ... On déjeuna. La salle à manger est en chêne, encombrée de bibelots sans grande valeur: c'est un capharnaüm. Au plafond, une décoration de Chaplin1. Le charmant peintre ne s'est pas mis en grands fais de peinture dans cet ovale où voltigent quelques cupidons boursouflés et assez improbables de ton. Mais au dessus de la cheminée, voici sa Jeune fille à la tourterelle, véritable bijou de coloris, et la revanche est prise. D'ailleurs, Chaplin est le Raphaël de la maison. Ne restât-il de lui que ce qu'il a peint dans cet hôtel, il serait encore un des maîtres du siècle. Mais son oeuvre entière est enfouie là et tout le monde n'a pas l'intrépidité de l'y aller voir. Pendant le déjeuner, service en vaisselle plate. Au dessert, ce service fait place à un autre, en saxe dentelé de grand prix. Un seul vin, rouge ou blanc, au choix; le même, sans caractère; des huîtres, des côtelettes, de la tête de veau, des asperges conservées, du foie gras, deux fromages, le chester en pain, à l'anglaise, et le camembert. Point de hollande, naturellement. Mais à la fin du repas, on apporta à Bébé un verre particulier, dans lequel elle but, seule et sans en offrir aux convives, un doigt de chypre parfumé. Le mari devint tout rouge. Diable! … Je me rappelle que, après le déjeuner, nous montâmes fumer au premier étage. L'escalier était rempli de peintures assez bonnes. Au bas de la rampe, une Vénus de Médicis, en marbre, grandeur de l'original, achetée 300 francs à un praticien italien. Des Ziem2, des Diaz, des Daubigny, des Chaplin toujours, et parmi ces braves morceaux, un bouquet de fleurs à l'huile: Bébé pinxit. La place est bonne pour la légende, car il a une légende, ce bouquet de fleurs. C'est en peignant, parait-il, que Bébé s'est abîmé les yeux. Sans doute, c'était avant qu'elle fût millionnaire. Le fumoir, un salon boisé, avec un piano incrusté d'ivoire, petites bibliothèques remplies de romans américains à couverture dorée. Elle se familiarisa et me montra deux ou trois autre tableaux qui avaient contribué pour leur part à… la légende. Je fis semblant de les regarder et je ne regardais qu'elle. Décidément elle n'était point belle; mais elle avait un charme étrange et puissant. Son regard luisait comme l'acier, investigateur, pénétrant, un regard de dompteuse. Debout, elle se guindait; mais, assise, elle devenait plus femme, plus naturelle, plus libre d'attitude. Elle ne fuma point, devinant que je l'attendais là, puis elle sortit, moulée à jamais dans mon souvenir, et sentant peut-être qu'elle s'était trop livrée. Je ne l'ai jamais revue ni rencontrée. Etc. Émile Bergerat 1 - Charles Chaplin (1825-1891), peintre fameux pour ses portraits de jeunes femmes. |
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