Caliban revient de l'exposition universelle de 1889, où il a vu le diorama anthropologique du docteur Nicolhson, qui présente le développement de l'homme moderne, depuis la révolution française. Le diorama de l'Homme moderne est divisé fort méthodiquement en six tableaux mobiles, et assez semblables aux horloges suisses, où l'on voit, par un trou, ledit Homme moderne fonctionner et vivre, que dis-je, être heureux à l'oeil nu! Car tel est le but, n'est-ce pas, et c'est pour cela qu'on a pris la Bastille!... D'abord il nait. Il nait l'homme moderne, dans le chloroforme et les fers, et comme arraché au néant par la chirurgie. On devine à sa résistance qu'il sait la santé qu'il aura et les maux sans nombre dont il hérite avec le sang brûlé d'un père alcoolique, nicotinisé, congelé par les débauches. Huit fois sur dix, il tue sa mère, à cause du corset qui la moula à l'image des guêpes. Mais n'importe, il est né, le voilà. ... Le deuxième tableau du diorama de l'Homme moderne ne fait pas moins d'honneur au génie du docteur Nicolhson. Il représente l'éducation du légitime moyen, cent ans après la prise de la Bastille. Dès qu'il a ses dents de sept ans et des culottes, l'homme moderne, dont la formation commence, est brusquement privé de tout exercise et claustré! Séparé d'ailleurs de toute la partie féminine de la société, s'il est mâle, et de toute la masculine, s'il est femelle, il ne vit plus qu'avec des individus de son sexe. Le diorama reproduit exactement et dans tous ses compartiments, dortoir, réfectoire, classe, le parc à hommes où l'on... fait des hommes modernes. Il ressemble à la Bastille même, avant la prise. L'oxygène n'arrive pas à s'y combiner avec l'hydrogène, et encore moins avec l'azote. Alors on y brûle du grec, du latin, des vieux os de héros, de la vieille philosophie recroquevillée, des idées loqueteuses, des principes rongés aux vers, tous les fonds de bottes de la routine, chiffonnière séculaire, et, de la fumée, on fait aux poumons du jeune moderne une atmosphère scientifique. Le docteur Nicolhson résume par la forme suivante la donnée de cette éducation: « Fils de la Révolution, ce qui existe autour de toi, à la portée de tes sens ou de ton esprit, n'existe pas. Il n'existe que ce qui est mort ou périmé, ou disparu. Si tu veux savoir, sache ce qu'on ne sait plus, et n'en retiens que ce que tu dois oublier. Avant de vivre pour ton propre compte, tu dois revivre d'abord la vie de tous les hommes distingués qui t'ont précédé sur la terre et reproduire, en leur langue même, la collection vénérable de leurs erreurs.» — Ceci dit, il surgit un petit bonhomme nommé Durand, qui s'écrie: « Je suis Durand, homme moderne! » Et il apparait successivement en Achille, en Cyrus, en Alexandre, en Alcibiade, en Romulus, en Caracalla, en Horatius Coclès, en Cicéron, en Asdrubal, en Théodose, en Philippe-Auguste, en Abeilard, en Turenne, en Molière, en Parmentier et en Robespierre. Là seulement il est Durand et peut monter en vélocipède. ... Le quatrième tableau du diorama est le plus important, et le docteur Nicolhson y a, pour ainsi dire, résumé tous les progrès accomplis par la civilisation depuis la prise de la Bastille. Le petit Durand y est immensément heureux. D'abord en soldat moderne, et vêtu des couleurs de son drapeau. Il fait joujou avec des fusils admirables et s'exalte à détester à tour de rôle tous les peuples de l'univers. Il tue, tue, et il est tué, tué, tué. Ensuite le voici en contribuable, et il paie, paie, paie. Puis en électeur, et il vote, vote, vote. Il ne sort d'une joie que pour entrer dans une autre. S'il est commerçant, il fait faillite, d'abord, et il vole, vole, vole. S'il est employé? il crève de faim, d'humiliation et d'abrutissement. S'il est artiste, on le tourmente vivant pour avoir occasion de le réhabiliter mort. A-t-il affaire à la justice, il est initié aux épouvantes de l'iniquité. Partout, il rencontre les tas de pierres de cette Bastille, prise il y a cent ans, démolie par ses glorieux ancêtres, les Durand opprimés des anciens régimes, et il y bute, et s'y brise, et il s'y ensanglante! On les voit, dans ce tableau, les petits tas, devant toutes les institutions: ils sont la monnaie de la pièce. Etc. Émile Bergerat |
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