Nouvelles genevoises

La vallée de Trient

Notre narrateur fait de la randonnée. Il est parti de Chamonix et se rend à Martigny en Valais. Voyons ce qu'il a à nous raconter au sujet de ses compagnons de voyage.

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À Valorsine, je rejoignis trois touristes: c’étaient un Français et deux Anglais, gens sans aucune espèce de rapport entre eux, si ce n’est celui qu’établissent temporairement des manières comme il faut, et cette sorte de sympathie aristocratique en vertu de laquelle des hommes qui s’estiment d’égale condition consentent à frayer ensemble, lorsque d’ailleurs ils ne peuvent frayer avec d’autres.

Les Anglais étaient deux beaux et grands garçons, de ces ci-devant écoliers, pas encore hommes, que milord leur père envoie, à peine échappés de Cambridge, faire leur tour du continent, accompagnés d’une sorte de gouverneur subalterne qui cire leurs bottes et paye leur champagne. Je les avais déjà rencontrés les jours précédents. À l’hôtel, à table, ils m’avaient paru avoir tout le décorum du gentleman anglais; en route, je les avais aperçus folâtrant entre eux ou avec des passants: aussi me rappelaient-ils ces grands chiens de Terre-Neuve qui, sur le point de devenir graves, se surprennent encore à bondir de gaieté ou à jouer avec les roquets du continent.

Le Français était un élégant jeune homme, carliste d’opinion, de langage et de moustaches; un de ces politiques de salon qui se flattent d’avoir conspiré, qui estiment avoir combattu en Vendée, et qui se persuadent que, l’ouest pacifié, ils doivent à la tranquillité de leur famille de faire une tournée en Suisse pour fournir au gouvernement un prétexte honnête de fermer les yeux sur l’audace de leurs antécédents; du reste, jovial, le meilleur homme du monde, et des gants blancs.

Les deux anglais étaient sobres de paroles, gauches de manières, mais très passablement intelligents des beautés de la contrée. La fraîcheur des herbages, la limpidité des eaux, surtout la hardiesse des cimes, leur causaient une sorte de satisfaction intérieure, dont les exigences de leur dignité ne suffisaient pas toujours à réprimer l’expression. Beautiful! murmuraient-ils de temps en temps, en échangeant un regard. D’ailleurs, ils étaient accoutrés avec cette simplicité confortable et dispendieuse qui distingue les touristes de leur nation: de beaux chapeaux de paille à larges ailes, parfaitement propres, mais froissés par l’usage, et négligemment posés sur leur tête; des vestes en toile grise, d’une coupe commode, et recélant dans des poches profondes une longue-vue de Dollond, un porte-cigares en argent, et l’attirail des ingrédients nécessaires ou utiles dans un voyage en pays de montagnes. Même simplicité, même propreté recherchée dans leur linge; et, au milieu de la gaucherie un peu lourde de leurs mouvements, cette assurance de jeunes lords qui, accoutrés en vue du but qu’ils se proposent, ont compté sur leur tailleur pour être à l’aise, sur leur bonne mine pour se faire distinguer, et comptent en tout temps sur leurs guinées pour se faire respecter et chérir des aubergistes du continent.

Le Français, au contraire, était éminemment communicatif, aisé et vif dans ses manières, hautement enthousiaste des beautés alpestres, dont il n’avait d’ailleurs nul sentiment. Comme les Anglais, il était charmé de la limpidité des ondes, mais c’était pour en avoir comparé la fraîcheur aux eaux tièdes qu’on boit à Paris. Les cimes l’enchantaient, mais c’était en vue des sauts prodigieux qu’ont à faire les chamois pour passer de l’une à l’autre, et surtout dans l’espoir de les y poursuivre bientôt, lorsqu’il aurait reçu de Paris un excellent fusil de chasse de Lepage, qu’il s’était hâté d’y demander. « Le premier que j’abats, disait-il, je l’envoie à Prague ! » D’ailleurs, il était habillé comme le serait Robinson accoutré par une modiste. Un charmant chapeau imperméable, à petites ailes, était coquettement posé sur sa chevelure lustrée; une cravate, imperméable aussi, lui serrait le cou; sa lévite en velours, avec les pans également échancrés par-devant pour faciliter la marche, une taille basse et étranglée pour donner de la légèreté, était fournie de poches et de contre-poches remplies de futilités microscopiques, dont la plupart étaient sans usage, soit par leur nature, soit en vertu même de leur ténuité portative. Mais un chef-d’œuvre de l’art, c’était sa canne. Cette canne se déployait en chaise, pour jouir commodément des points de vue; elle s’ouvrait en parasol, pour préserver des ardeurs du soleil; elle se refermait en bâton, pour gravir les montagnes. Le bâton était lourd comme un soliveau, le parasol échancré comme une aile de chauve-souris, la chaise confortable comme un tabouret sans paille; et néanmoins le possesseur satisfait, triomphant à cause de la foule d’agréments indispensables dont ce chef-d’œuvre lui assurait la jouissance.

Etc.

Rodolphe Töpffer
Nouvelles genevoises
1841



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