Chanson à boire

Je hais Neptune et les naïades,
Les villes d'eau, les ports de mer,
L'onde pure et le flot amer,
Et les bains chauds et les noyades.
Je hais tous les mots en hydro :
Je hais la vapeur et la glace.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Plutôt que d'abaisser mes lèvres
A votre insipide cristal,
Je boirai le poison fatal,
Dispensateur des chaudes fièvres !
Je boirai ton dernier sirop,
Pharmacien d'ultième classe !
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

O vin ! legs sacré du calvaire
Que le prêtre hume à l'autel !
Toi qui fis Bacchus immortel,
Et que le sceptique révère,
Que ta chanson, doux maëstro,
Berce toujours ma tête lasse !
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

De vos bouteilles que pavoise
Une étiquette aux cent couleurs,
J'aime les glouglous enjôleurs,
Enfants de l'antique cervoise,
Fanta, pale ale, stout, faro,
Bières brune, blonde ou filasse.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Dans une ivresse léthargique,
Fais-nous oublier les hivers,
Absinthe, soeur des printemps verts,
Auprès de ta liqueur magique,
Les élixirs de Cagliostro
Ne sont que frime et que fallace.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

O rhum doré par les tropiques !
Kummel gelé par les frimas !
Cognac qui jadis rallumas
Le feu des courages épiques,
O patriarcal vespetro !
O menthe, appoint de Lovelace !
J'ai dit aux fontaines Wallace ;
Je ne boirai plus de votre eau.

Lorsque étanchant ma soif française
Avec un luxe oriental,
J'aurai jeté mon capital
Par les fenêtres du grand seize,
J'irai marchander au bistro
Le mêlé de la populace.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Dussé-je, errant sur le bitume
Dans l'appareil de feu Noé,
Scandaliser Arsinoé
Des lacunes de mon costume,
Dussé-je attiser le haro
Du sobre agent qui se prélasse
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Seigneur, je lègue à de plus dignes
Les bonheurs qui nous sont prédits
Dans votre frugal paradis ;
Mais si quelque jour, dans vos vignes
Il reste une place de trop,
Seigneur, gardez-moi cette place !
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Gaston Sénéchal



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