Dans ces chroniques, qui ont "le rang que tient dans l'art de la peinture le croquis", Roqueplan traite de la société française des années 1840, et ce faisant, Nestor se plaint. Il se plaint du soleil. Il se plaint des étrennes... de la disparition de l'esprit, de l'anglomanie… Par contre, il aime les corridas: "j'ai vu ainsi tuer neuf taureaux, éventrer seize chevaux". Que nous dira-t-il du pigeon? … Un jeune homme qui craint d'alarmer sa famille par des amours échevelés cherche un amour du monde, et se voue à l'existence passionnée et laborieusement jalouse du pigeon. Il va faire la roue auprès d'une colombe à la mode, épanouir les plumes changeantes de ses ailes, renfler son jabot, s'effiler le bec, et pousser des cris gémissants, jusqu'à ce qu'on lui réponde par les douces agaceries d'un roucoulement étouffé. Alors les deux amants s'aiment d'amour tendre; on en fait part à ses amis et connaissances, et, excepté le mari, qui ne sait pas ou ne veut pas savoir, le genre humain tout entier est prévenu que deux pigeons nouveaux vont embellir du spectacle de leur passion les réunions de la société parisienne. Quand vous voyez une colombe s'abattre sur la crête d'un toit, n'êtes-vous pas sûr de voir bientôt son mâle amoureux et inquiet? Ainsi, dans le monde, on annonce madame une telle toute seule et sans son mari: à cinq minutes d'intervalle apparaît monsieur un tel. En général, on suppose qu'ils sont arrivés ensemble, et dans la même voiture, jusqu'à la porte cochère de la maison, et que, par décence, et pour ne pas afficher les mystères du colombier, ils se sont séparés pour un instant. La colombe, entrée la première, s'assied avec un air d'aisance affectée, et dirige son oeil d'émail vers la porte. Le tendre pigeon se présente, fait ses petites salutations obligées, et, tout haut, demande froidement de ses nouvelles à la colombe, comme quelqu'un qui n'aurait pas voyagé tout à l'heure dans le même coupé, patte contre patte, aile contre aile, Au grand dédain du cocher, habitué à conduire sans malice et sans regarder derrière lui son pigeonnier ambulant. Pendant la soirée, le pigeon a mille petits soins pour la colombe. Plus soumis qu'un mari, forcé souvent d'aller où il ne voudrait pas, empêché d'aller où il voudrait, et où va le mari qui s'y amuse, il faut que, pour l'amour-propre du volatile auquel il s'est voué, il affecte de lui tenir son éventail, de rire, de causer: comme s'il y avait encore quelque chose à dire; d'apporter des glaces, des sandwichs, de ramasser le bouquet qui tombe, de poser des tasses de thé sur les meubles, d'accomplir tous ces petits actes de domesticité amoureuse qui font dire à chacun: Ah! voilà des pigeons qui s'aiment d'amour tendre. Etc.
Nestor Roqueplan |
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