La Bête au bois dormant

X

Commencement des épouvantables événements de la forêt hantée

Monsieur et Madame Boucagnol se sont retirés fortune faite au château de Cabreval, près de la petite ville ardennaise de Corbigny où ils fréquentent la meilleure société. Malheureusement monsieur Bourcagnol, ancien dompteur de fauves que sa femme fait passer pour un ambassadeur à la retraite, s'ennuie. Il achète les restes assez pathétiques d'une ménagerie, qu'il cache dans une tour en ruines de son château.

...

Pipard, jardinier maraîcher de son état, en réalité braconnier de profession - le jardinier qui habite au bout du faubourg et à qui tout le monde s'adresse quand on veut avoir, non pas des salades bien pommées ou un melon à point, mais bien un lièvre râblé ou un bon lapin de garenne — Pipard s'en allait, l'autre soir, poser des collets au plus touffu des bois de Boucagnol, avec l'espoir d'y trouver, au matin, les quatre lapins qu'il a l'habitude de fournir presque quotidiennement au patron de l'hôtel des Trois Canettes, le meilleur hôtel de la ville, d'ailleurs renommée pour son excellente cuisine.

Le jardinier-braconnier Pipard aime à boire, chacun sait ça, et les soirées d'été sont altérantes… Pipard s'était un peu rafraîchi; il se sentait en bonnes dispositions; il avait le coeur joyeux et l'âme portée aux épanchements. Il bénissait le ciel, il contemplait avec attendrissement la lune, la vieille complice de ses expéditions nocturnes, il lui adressait de petits mots d'amitié, il donnait de bonnes tapes de camaraderie aux arbres dans lesquels il se cognait parfois; il chantonnait ou sifflotait, se parlant à lui-même très affectueusement, se faisant force compliments. Il se sentait vraiment léger, et, titubant légèrement, se dirigeait vers les bons endroits où les petits lapins aiment à venir folâtrer en troupes au clair de lune.

...

Pipard n'acheva pas son couplet; un cri inarticulé s'étrangla dans sa gorge, il se donna des coups de poing sur la tête et tomba assis à trois mètres en arrière dans un tas de broussailles épineuses.

« Un… un… un lion! balbutia-t-il.. nom d'un nom d'une coloquinte, Pipard, aurais-tu trop bu? Un lion ici, dans mes bois… chez mes lapins!… Ah!… »

Un lion venait d'apparaître en plein dans un rayon de lune, au centre d'une clairière que Pipard allait traverser, un lion, un vrai lion, fier, majestueux, la tête droite, les yeux étincelants fixés sur l'infortuné Pipard.

Etc.

Albert Robida
La Bête au bois dormant
1904



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