Croquignole

Première partie
II

En ce temps-là, il y avait dans Paris des mansardes. Certes, elles étaient haut placées, mais on arrivait pourtant à les atteindre. Lorsqu’on était en bas de la maison, sur le trottoir, la porte était fermée : alors on tirait la sonnette ; la poignée avait la forme d’une langue, et cela donnait de l’esprit à ceux qui n’en avaient pas : « Vous n’entrerez pas dans ma maison, disaient-ils, sans avoir tiré la langue. » On fermait soigneusement la porte derrière soi, puis on montait l’escalier. L’escalier était vêtu d’abord d’un beau tapis rouge et plus beau même que s’il eût simplement été rouge. On ne connaît rien au luxe quand on habite les mansardes mais sur le fond du tapis et dans sa trame, quelques arabesques d’un rouge un peu rose s’entrelaçaient et donnaient à l’escalier une élégance mystérieuse et une vie singulière comme s’il les eût produites par sa propre vertu. Vous pensiez aux gens qui viendront vous voir pour la première fois. Ils se diront pendant les deux premiers étages : « Elle doit être riche, elle habite dans une maison où l’escalier a un tapis. »

À chaque palier le jour vous arrivait par des fenêtres à vitraux. Il avait cet éclat dilué qu’on lui voit dans les maisons bien tenues. Et sur la vitre translucide, avec des couleurs encore plus belles que les leurs, apparaissaient les fleurs qui décorent le mieux. On ne les reconnaissait pas du premier coup et c’était charmant parce qu’on avait à découvrir leur nom. On s’apercevait bientôt qu’elles étaient des lis, des pivoines ou des hortensias.

Les grandes portes des grands appartements qu’on rencontre sont belles, et comme on a lu dans les livres : « C’était une porte à deux vantaux de chêne », les grandes portes des grands appartements sont des portes à deux vantaux de chêne. D’ailleurs on avait si peu l’habitude des beaux appartements que l’on ne pensait pas à ce qu’il pouvait y avoir derrière leurs portes.

À partir du troisième étage, le tapis n’était plus le même. Certes, on montait encore un escalier à tapis et ceci ne se rencontre pas partout, certes des baguettes dorées appliquaient ce tapis sur les marches et lui donnaient grand air ; mais, soudain il devenait gris et on lui jetait tout juste le coup d’œil que l’on jette à l’endroit où l’on pose ses pas. On continuait sa route, les gens du quatrième et ceux du cinquième n’étaient pas encore des gens de votre espèce, mais à ne plus voir les portes de chêne à deux battants dont la densité vous fait apprécier le poids des riches, on éprouvait je ne sais quel sentiment de camaraderie pour les portes à un seul battant, on apercevait une boîte à lait sur un coin de leur seuil, on la regardait familièrement, il semblait qu’elle eût pu vous appartenir. On était bien près d’arriver chez soi. Le cinquième étage faisait déjà penser aux gens du peuple et, à cause de cela, on avait supprimé le tapis à partir du cinquième.

L’air de chez vous alors arrivait par bouffées ; et pendant que vous vous dressiez sur les pieds de marche en marche, vous redoubliez de courage pour atteindre bien vite la dernière. Et là-haut où un long couloir s’ouvrait, tout plaqué de portes, vous aperceviez la vôtre, vous lui donniez de la clé et vous entriez dans votre chambre avec une âme qui s’installait tout aussitôt.

Le sixième étage était haut placé. Vous faisiez un effort pour escalader l’escalier, il semblait que vous eussiez du mérite à arriver chez vous.

Etc.

Charles-Louis Philippe
Croquignole
1906



Retour à Charles-Louis Philippe
Vers la page d'accueil