Le Père Perdrix

Deuxième partie
Chapitre II

Le Père Perdrix était forgeron. Il a dû cesser son travail parce qu'il devenait aveugle. Il vit maintenant dans la misère et sa jambe le fait cruellement souffrir. Il n'a pas d'argent pour payer le médecin et a peur qu'on la lui coupe. Son neveu Paul vient à son aide.

...

C’est alors que sa jambe eut de l’importance. Il n’avait même pas à baisser les yeux, on eût dit qu’elle pesait sur ses paupières. Autour de sa tête elle pendait du ciel, se balançait, restait parfois tout à portée de son regard avec sa peau rouge, ses écailles blanches, et se gonflait comme des pensées qui s’accumulent et battent les tempes. Elle lui sortait à chaque parole : « Ah ! la sacrée garce ! » Et ce mot de garce s’accroissait à son tour comme la substance d’un mal sans repos. Il disait encore : « Elle est là, sur moi, et il faudra bien qu’on m’en débarrasse. » Il paraît qu’on vous coupe la jambe avec des scies et des couteaux. La scie entame un os, de ses dents pointues, et continue sa route avec ce cri des scies qui vous remonte aux mâchoires. Le plus mauvais moment est celui où elle atteint la moelle, et où la douleur vous fait croire que c’est vous-même que l’on scie. Et puis les grands couteaux dans la viande comme aux mains des bouchers, si tranchants que l’on craint que celui qui s’en sert n’aille se couper les doigts. Et il vous reste une plaie ronde où l’on aperçoit le sang qui pisse, le contour blanc de l’os et la moelle rose qui à l’air d’un suintement.

...

Alors, les vingt francs étaient tout à coup sur la table et s’y posaient avec force comme si l’on avait acheté pour vingt francs de choses pesantes. Ils avaient ce toucher plus solide qu’ont les pièces d’or et cette ardeur inespérée des guérisons à grandes guides. On sent que cela se prolonge par un médecin dont les mots ont la valeur de l’argent. Puis il vit tout sans aucun doute, et sous ses lunettes il posait ses yeux, regardait l’effigie de Napoléon, les coins bien frappés, et pompait l’or goutte à goutte avec sa force, sa chaleur et son éclat.

On ne sait pas ce qui arrive. Les nuages blancs, les nuées grises, l’étendue du temps, le cœur qui passe, la tête qui penche ; il mit son front dans ses deux mains, ensuite il se rendit compte de ses lunettes et, les levant au dessus des sourcils, les yeux entre ses doigts, il sentit deux filets tièdes qui coulaient sous ses paumes, qui débordaient aussi et arrosaient le dessus de sa main. Il y avait de la chaleur et du sel.

Le lendemain matin, on le fit venir. Il était rouge de plein air et de bonne nourriture, sa science de médecin lui donnait des mouvements brusques et se montrait dès l’entrée, décisive et angoissante un peu. On déroula les linges qui entouraient la jambe, on eût dit que la peau était moins enflammée que d’ordinaire. Il se pencha, regarda par en dessous, appuya son doigt à plusieurs places, après quoi il demanda de l’eau pour se laver les mains. Il dit :

— Je vais vous écrire une ordonnance. Que voulez-vous, mon pauvre père Perdrix ? Les maladies des riches ont leurs privautés. On pourrait bien vous guérir, mais ça serait long et surtout ça vous coûterait cher. Ceci empêchera le mal de gagner du chemin. Pour le reste, il ne vous fera pas mourir. Croyez-moi, à votre âge, votre jambe durera autant que vous.

On lui donna quarante sous, puis il partit tout simplement, parce qu’il y a d’autres malades dans les villes.

Charles-Louis Philippe
Le Père Perdrix
1902



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