Bubu de Montparnasse

Chapitre premier


Pierre Hardy vit à Paris depuis six mois. Il a vingt ans et occupe une petite place dans un bureau. Il n'a qu'un ami et souffre de la solitude.

...

Et souvent ses désirs l'avaient mené. Certains soirs, ayant travaillé jusqu'à onze heures, il fermait ses livres et se sentait triste à côté de leur science. Tous les diplômes ne valaient pas le bonheur de vivre. Deux ou trois images de femmes rencontrées lui apparaissaient à l'imagination et il les suivait, d'abord pour se délasser. Puis tout le feu de ses vingt ans s'animait, tous ses sens sentaient ce que contient une femme qui passe. Alors il se dressait, la gorge sèche et le coeur serré, éteignait sa lampe et descendait dans la rue.

Il marchait. Des prostituées pirouettaient à des coins de rue, avec de pauvres jupes et des yeux questionneurs : il ne les regardait même pas. Il marchait comme marche l'espérance. Quelques jeunes femmes à la taille serrée marchait devant lui, alors il ralentissait le pas pour mieux la voir. Voici qu'elle lui adressait un sourire. Alors il allongeait le pas pour mieux la fuir et parce qu'une autre femme à la taille serrée... Il marchait comme marche l'espérance, de femme en femme. Il ne voulait pas des unes parce qu'elles étaient trop faciles. Il n'osait pas parler aux autres parce qu'elles n'avaient pas l'air faciles. Il marchait comme marche l'espérance, de femme en femme, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'espérance.

Parfois une jeune ouvrière attardée le dépassait, marchant vite pour rentrer chez elle. Elle avait une jupe noire, un corsage simple et un chapeau sans ornement. C'était une jeune fille qui, comme un jeune homme, travaille et pense à l'amour. Pierre Hardy se disait ces choses avec naïveté et la suivait, bien vite la suivait. Il l'examinait, la soupesait en pensant à la quantité de bonheur qu'elle pouvait donner. Quand il arrivait à sa hauteur, il se disait : Je ne veux pas lui parler maintenant parce que nous sommes dans une voie trop fréquentée. Il la suivait pas à pas en remuant toutes ses pensées et la suivait à grand pas comme on poursuit un idéal. Il l'eut suivie bien loin dans la nuit parce qu'elle portait de la lumière. Toutes ces aventures avaient la même fin. Sans que l'on s'y attendit, la jeune fille sonnait à la porte d'une maison. Elle arrivait chez elle. Il la regardait une dernière fois et continuait sa route en pensant au lendemain et à tous les lendemains pendant lesquels il ne rencontrerait pas ce bonheur qu'il venait de laisser fuir.

Et à la fin du compte, fatigué d'avoir marché, il sentait encore les vieux désirs qui le poussaient. Pour avoir la paix il prenait la première venue et, sur un lit d'hôtel meublé, moyennant quarante sous, se déversait dans une fille sale comme un déversoir public.

Etc.

Charles-Louis Philippe
Bubu de Montparnasse
1901



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