... Le grillon était l'antithèse vivante de son compagnon. Poëte comme la plupart des grillons, il vivait comme les poëtes, plutôt dans le monde imaginaire que dans le monde des choses. Il était resté orphelin presque en venant au monde, car, à deux jours de distance, son père avait été écrasé sous les pieds d'une petite fille qui cueillait des bluets, et sa mère avait été emportée par une hirondelle qui cherchait pâture pour ses petits. Le souvenir de ce double événement changea en tristesse la mélancolie native dans l'âme du grillon, et il passait presque toutes ses journées au fond de son trou. A l'heure brûlante de midi, quand ses frères des sillons emplissaient l'air de leurs cris métalliques, il ne se mêlait point parmi eux et restait dans sa solitude, où il rêvait. Le soir, quand recommençait la symphonie nocturne, où les rainettes du marais voisin faisaient aussi leur partie, il demeurait à l'écart, et il rêvait toujours. Seulement, le matin il sortait tout doucement pour ne point réveiller son ami, quand celui-ci n'était pas en bonne fortune, et il allait se percher sur la pointe d'un épi qu'il avait adopté pour son observatoire. Là il passait des heures à regarder dans le ciel. Quant au scarabée, qui était un vert galant dans son espèce, il abusait de ses avantages personnels et surtout de son fameux sonnet, qui lui servait de guitare pour donner des sérénades à ses amantes; — quelque-fois pourtant il avait à se plaindre de leurs rigueurs. « Ce n'est pas ici comme dans mon pays, disait-il au grillon; — avec vos fleurs allemandes il me faut au moins deux séances pour arriver à baiser seulement le bout de leurs pétales. En Italie, au premier vers de mon sonnet, la moindre fleurette me jetait une échelle tressée de fils de la Vierge pour que je pusse atteindre son calice et lui parler plus près de mon amour. — Chez vous, l'amour est un perpétuel andante; — chez nous, c'est un allégro vivace. » Etc... Henry Murger |
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