Le dernier rendez-vous

I.

Ce texte publié en 1856 a en fait été écrit en 1851. Il semble être un des derniers de la première période de Murger, celle dite "fantaisiste", où il puisait largement dans son vécu. En voici le début.

Vers le milieu de l'automne, par un de ces temps pacifiques du mois de septembre où le ciel brille d'une sérénité particulière aux derniers beaux jours de l'année, un jeune homme qui paraissait avoir trente ans quittait, à la station de Sèvres, le convoi du chemin de fer se dirigeant sur Versailles, et prenait la route qui mène à Ville-d'Avray. Il était accompagné d'une femme dont la demi-toilette du matin indiquait une personne habituée aux élégances de la vie parisienne. A peine étaient-ils sortis du débarcadère et avaient-ils fait quelques pas sur la route, — la femme releva vivement le voile qu'elle avait tenu baissé pendant le trajet du chemin de fer. Avec un mouvement de vivacité qui semblait trahir un sentiment de curiosité longtemps contenue, son compagnon se pencha vers elle, et pendant un instant la regarda sans rien dire; mais cependant que de paroles dans ce rapide regard, et quelles paroles! En se voyant examinée ainsi et d'aussi près, la femme ne put s'empêcher de tressaillir; une nuance d'inquiétude parut et disparut sur son visage, où un gai sourire effaça bientôt toute trace de l'émotion passagère qu'elle n'avait pu contenir. Elle paraissait avoir le même âge que son cavalier, un an ou deux de moins peut-être; elle n'était ni belle ni même jolie, mais ses traits irréguliers étaient pleins de sympathie, mais ses yeux couleur de la mer, et d'où jaillissait un éclat à la fois fier et tendre, répandaient sur sa figure un charme vague, rempli d'une séduction indéfinissable; elle semblait enfin appartenir à une certaine nature de femmes dont la fréquentation peut ne pas inspirer de fantaisie, mais pour lesquelles on n'éprouve jamais moins qu'une passion profonde. Deux ou trois rides imperceptibles traversaient son front, dont la blancheur mate ressortait encore dans l'encadrement de sa chevelure noire et luisante. Depuis quelques instants, à cette pâleur, qui n'était point le hâle blafard d'une mélancolie de convention, ni d'une santé délicate, se mêlait peu à peu un coloris rosé qui semblait indiquer une transpiration de bien-être intérieur, et donnait à son visage une animation charmante.

Etc...

Henry Murger
Le dernier rendez-vous
1856



Retour à Henry Murger
Vers la page d'accueil