Scènes de campagne - Adeline Protat

I
Le désigneux

Chaque année, au retour de la belle saison, les peintres paysagistes s'abattent par essaims dans les environs de Fontainebleau. Le village de Barbizon, qui avoisine une des plus remarquables parties de la forêt connue sous le nom de Bas-Bréau, demeura longtemps le séjour favori des artistes, et leur présence annuelle dans ce pays a été une source de fortune pour deux ou trois aubergistes qui s'y étaient établis. L'une de ces hôtelleries1 est même comprise parmi les curiosités que les itinéraires désignent aux voyageurs, et ceux-ci ne manquent pas d'aller visiter son réfectoire, où beaucoup de peintres illustres ont laissé sur les murailles une trace de leur passage et formé ainsi une espèce de musée qui est une véritable richesse pour le propriétaire. Mais depuis quelques temps, Barbizon et Chailly ont trouvé des concurrents dans deux ou trois villages situés à l'extrémité de la forêt, sur des points où elle renferme des sites moins parcourus, et par conséquent moins exploités. Les nouvelles résidences préférées aujourd'hui par les colonies d'artistes nomades sont Bourron, Montigny, Marlotte et Recloses2, bâti à pic sur un rocher élevé, duquel on découvre une immense étendue du pays.

Vers le milieu du mois d'août, à l'heure la plus chaude d'une brûlante journée de moisson, un jeune homme que la voiture qui fait le service entre Fontainebleau et Nemours venait de déposer au bas de la montagne de Bourron, s'engagea, après avoir traversé ce village, dans le chemin rural qui relie Bourron à Montigny. Le voyageur semblait accablé; la sueur ruisselait de son visage, et avait pénétré le feutre de son large chapeau gris à large bords. Pour assurer sa marche autant que pour alléger la pesanteur d'un sac qui paraissait bourré outre mesure, il s'appuyait sur un long bâton dont l'extrémité ferrée faisait jaillir des étincelles chaque fois qu'elle rencontrait du grès ou du pavé. Ce piéton, dont le costume et les allures indiquaient au premier examen un artiste touriste, s'appelait Lazare3, et se rendait au village de Montigny, où il avait coutume d'habiter depuis deux années.

Etc...

Henry Murger
Scènes de campagne - Adeline Protat
1854

1 - Il s'agit probablement de l'auberge Ganne.
2 - Murger ne mentionne pas Grez-sur-Loing qui ne deviendra une fameuse colonie artistique qu'à partir des années 1860.
3 - Marcel Lazare était un peintre ami de Murger.



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