Le Roman de toutes les femmes

VI
Un tuteur

Murger a des moments forts; cette oeuvre de jeunesse (écrite en 1845) est un moment faible. Dans cet extrait, Antony de Sylvers, qui vient d'avoir dix-huit ans, reçoit de son tuteur, avec la fortune de son héritage, des conseils pour son entrée dans le monde.

« Observez, m'avait dit mon tuteur, et faites d'abord comme vous verrez faire; plus tard, il sera temps d'essayer de vous individualiser. Selon les gens chez lesquels vous serez, faites sonner à propos votre nom ou votre fortune: soyez noble chez les riches, soyez riche chez les nobles. Si vous en avez, cachez votre esprit aux sots; vous pourriez un jour avoir besoin d'eux; et la sottise a la mémoire longue. Dans les conversations générales où vous vous trouverez absolument forcé de prendre part, parlez à côté de la question, c'est un bon moyen pour ne pas se compromettre; et, s'il se trouve que vous ayez une opinion personnelle, ayez soin de la garder pour vous, et vous rangez à l'opinion du plus grand nombre; les majorités ont toujours raison. Avant toute chose, apprenez à vous lever et à vous assoir. Ne dites jamais trop de bien des personnes absentes, à moins que vous n'ayez l'intention de leur nuire. Ayez beaucoup de camarades et peu d'amis: les amitiés sont gênantes souvent, et presque toujours inutiles; il en faut laisser le privilège aux malheureux. Ne vous étonnez jamais outre mesure, lors même que vous verriez ou que vous entendriez dire les choses les plus étonnantes, n'ayez point trop d'enthousiasme avec les homme graves.

« Quant à la société des femmes, si elle est, comme on le dit, plus agréable, il est aussi beaucoup plus difficile d'y vivre. Voici, d'après ce qu'il m'a paru, quelques conseils dont vous pourrez utilement faire profit. Dans un endroit où les femmes sont en majorité, évitez le plus possible de faire preuve de bon sens qui accuse une trop grande maturité de raison. Traitez sérieusement les choses frivoles, et superficiellement les choses sérieuses. Ne vous placez jamais entre une femme jeune et une femme qui ne le serait plus; les soins que vous auriez pour l'une seraient blessants pour l'autre. Si vous voulez plaire aux femmes, fournissez-leur en public l'occasion de faire preuve de sensibilité: elles aiment beaucoup cela. Ne parlez pas, devant elles, aux jeunes filles qui chantent des romances. Gantez-vous très juste, et toussez quelquefois comme si vous étiez poitrinaire: pour le moment, la phthisie est encore à la mode. Surtout, et pour recommandation suprême, n'oubliez point qu'il est certains ridicules qu'on est soi-même ridicule de ne pas adopter; tachez d'en inventer de nouveaux.

Etc...

Henry Murger
Le Roman de toutes les femmes
1854



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