Les Buveurs d'eau

II
Hélène.

Le principal personnage de ce récit est déjà connu : c'est l'artiste que nous avons désigné sous le nom d'Antoine ou l'homme au gant. Antoine avait habité la Normandie : voici à quelle occasion et dans quelles conditions. Un matin il s'était réveillé avec l'idée qu'il avait besoin de voir la mer. Un caprice qui tombe dans la cervelle d'un artiste, quand celui-ci n'a pas le moyen de le satisfaire ou la force de le repousser, est le plus tumultueux trouble-travail qu'on puisse imaginer. Comme la tyrannique obsession de ce désir lui causait une préoccupation qui fut remarquée par ses amis, Antoine dut leur en révéler le motif.

— La distance qui existe entre Paris et le Havre est de cinquante lieues, dit Lazare; mais elle est aussi de cinquante francs. En faisant le voyage à pied, c'est le moins que tu puisses dépenser pour séjourner une quinzaine de jours dans le pays; temps strictement utile pour voir et profiter de ce que tu auras vu. Il faut donc que tu accordes à la caisse sociale un délai pour qu'elle puisse économiser ce gros chiffre.

La proposition du trésorier de la société dépassait toutes les espérances d'Antoine, car distraire au profit d'un seul membre une somme qui aurait pu, partagée, être utile à plusieurs, n'était pas un fait ordinaire. L'homme au gant aurait pu attendre que ses propres ressources lui permissent de se passer du secours de la caisse sociale; mais il eut peut-être été forcé d'attendre trop longtemps. Rendu d'ailleurs égoïste par la violence de son désir, il accepta la proposition qui lui était faite, et désormais assuré de faire ce voyage, il commença à éprouver tous les symptômes d'un état particulier qu'on pourrait appeler la fièvre du départ. Il aurait été question d'un passage aux Indes, qu'il ne se fût pas montré plus préoccupé. Il amassait des renseignements sur la province qu'il devait parcourir; il arrêtait chaque jour un nouvel itinéraire et se livrait à de prodigieux calculs, pour régler l'emploi de son budget et amoindrir le chiffre de ses dépenses quotidiennes, afin d'augmenter, ne fût-ce que d'une journée, la durée de cette pérégrination.

On pourra s'étonner de toutes ces puérilités à propos d'une excursion de quelques jours dans un pays que les facilités de communication ont mis aux portes de Paris; mais jusque-là les promenades d'Antoine n'avaient point dépassé la limite des environs de la capitale, si riche en paysages variés, et qui seraient encore plus beaux, s'ils étaient interdits aux citadins. Cette fois il s'agissait d'un véritable voyage. Le jeune peintre savait qu'il ne repasserait pas le soir la barrière par laquelle il serait sorti le matin. Un premier voyage a beaucoup de ressemblance avec une première passion; c'est la même recherche de sensations nouvelles unie à la même prodigalité d'illusions : la malle d'un premier voyage en renferme presque autant qu'une première lettre d'amour.

Outre le bénéfice qu'il pourrait comme artiste retirer de cette excursion ayant pour but un spectacle encore inconnu et l'un des plus beaux que puisse offrir la nature, Antoine devait être initié aux jouissances de la vie errante. Piéton enthousiaste, il battrait d'un pied libre ces grands chemins où l'imprévu se multiplie, tantôt pour le plaisir des yeux, tantôt pour l'étonnement de l'esprit. Étouffé dans l'âpre atmosphère de l'atelier, il respirerait à loisir l'air fortifiant qui souffle dans les campagnes marines. Pendant une semaine ou deux, il aurait quotidiennement dans sa poche une réponse régulière aux impérieuses exigences de la vie matérielle, et brisé par les courses de la journée, il goûterait chaque soir le tranquille et profond repos que procurent les saines lassitudes. Telles étaient les séductions qui donnaient à ce voyage les proportions d'un événement. Et en effet, le plaisir est relatif et se mesure moins par la somme de jouissances qu'on en retire que par la difficulté que l'on éprouve à se procurer de telles jouissances, qui, pour des gens placés dans certaines conditions, sont autant de fruits défendus.

L'impatience d'Antoine était arrivée à un tel degré, qu'il ne pouvait passer devant un chemin de fer ou rencontrer une diligence sans tressaillir. Il ressemblait aux enfants auxquels on a promis de les conduire au spectacle, et qui applaudissent par anticipation rien qu'en lisant les affiches. Un soir enfin, Lazare annonça à Antoine qu'il pouvait faire ses derniers préparatifs, et lui remit la somme fournie par le société pour les frais du voyage.

Etc...

Henry Murger
Les Buveurs d'eau
1854



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