Scènes de la vie de bohème

Chapitre 11 - Un café de bohème

Voici par quelle suite de circonstance Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe platonicien, devint membre de la bohème en la vingt-quatrième année de son âge.

En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe, Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poète, comme ils s'appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le cafe Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu'on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s'en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelque fois aussi ne payaient pas leurs consommations, toujours avec un ensemble digne de l'orchestre du Conservatoire.

...

La veille de Noël, les quatre amis arrivèrent au café accompagnés de leurs épouses.

Il y avait mademoiselle Musette, mademoiselle Mimi, la nouvelle Maîtresse de Rodolphe, une adorable créature dont la voix bruyante avait l'éclat des cymbales, et Phémie Teinturière, l'idole de Schaunard. Ce soir là, Phémie Teinturière avait un bonnet. Quand à mademoiselle Colline, qu'on ne voyait jamais, elle était comme toujours restée chez elle, occupée à mettre des virgules aux manuscrits de son époux. Après le café, qui fut, par extraordinaire, escorté d'un bataillon de petits verres, on demanda du punch. Peu habitué à ces grandes manières, le garçon se fit répéter deux fois l'ordre. Phémie, qui n'avait jamais été au café, paraissait extasiée et ravie de boire dans des verres à patte. Marcel disputait Musette à propos d'un chapeau neuf dont il suspectait l'origine. Mimi et Rodolphe, encore dans la lune de miel de leur ménage, avaient ensemble une causerie muette alternée d'étranges sonorités. Quand à Colline, il allait de femme en femme égrener avec une bouche en coeur toutes les galantes verroteries de style ramassées dans la collection de l'Almanach des Muses.

Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée, observait le spectacle animé qui se passait devant lui avec des yeux dont le regard était étrange.

Etc...

Henri Murger
La Vie de bohème
1848



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