Le Manifeste des Cinq

Notes




Ce Manifeste des Cinq, publié dans Le Figaro du 18 août 1887, à l'occasion de la parution du roman d'Émile Zola, La Terre, a été écrit par cinq jeunes écrivains, pour la plupart familiers d'Edmond de Goncourt et de son grenier, où il les recevait, en compagnie d'autres.

Ces cinq écrivains, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches sont de ce qu'on a appelé la troisième génération naturaliste, après celle des maîtres, Zola, les Goncourts, Alphonse Daudet, Jules Vallès et Henri Becque, Flaubert en avant-garde, puis celle des soirées de Médan, ces rencontres qu'organisait Zola pour ses disciples, et qui outre les familiers de Zola, comprend Octave Mirbeau et Robert Caze. Cette troisième génération naturaliste, outre les signataires ici impliqués, compte aussi Paul Adam et Jules Renard.

Le contenu en est simple. Essentiellement, si on reconnaît à Zola du talent et même un rôle déterminant dans la victoire du Naturalisme, on lui reproche, depuis L'Assommoir, de se répéter, de descendre, pour des considérations de vente, dans la vulgarité, dans l'immondice, et de ne faire dans les Rougon-Macquart qu'une oeuvre superficielle, qui derrière des allures scientifiques ferait preuve d'une "ignorance médicale et scientifique profonde" et qui serait étayée par des "documents de pacotille ramassés par des tiers".

Et il faut bien se rendre à l'évidence, tout cela est vrai. D'abord, Zola était un arriviste. Ça ne lui enlève pas ses idées, ni ses opinions, pour lesquelles il a combattu, mais que ce soit l'Impressionnisme ou Dreyfus, il cherchait la polémique plus que des idéaux. C'est qu'avant d'être écrivain, Zola était un journaliste et sa façon de se faire remarquer, et donc de faire de l'argent, était essentiellement de jeter de l'huile sur le feu, d'où sa défense de ces causes fameuses. Et puis n'a-t-il pas ultérieurement trahi ses amis peintres dans L'Oeuvre?

Une fois écrivain Zola avait toujours, le Manifeste nous le dit, ces préoccupations monétaires. Zola a connu la misère et L'Assommoir, du jour au lendemain, lui avait donné les moyens d'acheter sa villa de Médan. Il avait aussi des ambitions de chef d'école, propageant un naturalisme scientifique, largement basé sur la philosophie positiviste, que ne partageaient pas tous les naturalistes, loin s'en faut.

Ensuite, malgré ses idées socialistes et malgré la réputation que nous lui avons faite, Zola était un bourgeois. Il écrivait pour les bourgeois et avait finalement les mêmes préjugés au sujet de la classe populaire, principal sujet de son oeuvre, que ses congénères : alcooliques, dangereux, dépravés... En emballant son oeuvre dans des théories pseudo-scientifiques, il donnait une garantie réconfortante à ses préjugés. Zola faisait frémir le lecteur - bourgeois - avec des mises en scène et des descriptions, superbes sans doute, mais sensationalistes et dénigrantes.

Certain argumenteront que la critique de Zola était globale, s'adressant autant à la bourgeoisie, critiquée durement dans Pot-bouille par exemple, qu'à la classe populaire. Mais les oeuvres principales de Zola, L'Assommoir, Germinal, Nana... ont des prétentions de disséquer la classe populaire. De plus, cette critique de la médiocrité bourgeoise, des hypocrisies de la bourgeoisie, était courante dans les milieux littéraires, artistiques et étudiants, tous ces bourgeois en goguette qui se donnent le temps de nier leur origine.

Enfin, même si on veut l'oublier, Zola faisait faire, du moins en partie, ses fameuses documentations par des tiers et aurait utilisé des nègres pour produire son oeuvre. Il ne connaissait, de première main, à peu près rien de ce au sujet de quoi il écrivait. L'orientation des Rougon-Macquart avait été décidée dès le départ et les recherches faites ne servaient qu'à illustrer la pensée de Zola, ce qui renforce, il me semble, le fait que ses préjugés étaient le fond réel de sa démarche.

Il y a une accusation que je ne relève pas, ou à peine, celle de misogynie. D'abord parce que si Zola fut misogyne, il ne fut pas le seul, ni le dernier. Ensuite parce que les raisons invoquées dans le Manifeste, questions d'abstinence et de "maladie des bas organes", outre que je ne les connais pas, m'ont plutôt l'air d'attaques personnelles que d'argumentation sérieuse. Disons simplement que misogyne parmis d'autres, Zola était de son époque; il était en fin de compte, en tout, très de son époque.

En gros tout est là : mercantilisme, vulgarité, pseudo-science et le travail fait par les tiers. Aussi oubliés que peuvent être aujourd'hui ces cinq jeunes écrivains, ils avaient raison! du moins dans les grandes lignes, et derrière leurs "ambitions saines et viriles" se profile l'opinion de plusieurs. Ce qui laisse en suspend cette question : si tant de gens le détestaient, comment a-t-il fini au Panthéon, ce Zola?

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La presse de l'époque accusa Daudet et Goncourt d'avoir instigué l'attaque contre Zola. Suite à cela, j'ai pu lire sur un site web, que Daudet et Gongourt, probablement jaloux des succès de Zola, avaient délibérément monté de jeunes écrivains contre lui. Que des discussions contre Zola aient eu lieu au grenier de Goncourt c'est fort probable - il y avait matière! - mais faire porter à d'autres qu'à ses signataires la responsabilité du manifeste est exagéré. D'abord, à ce qu'il me semble, ni Daudet, ni Gongourt n'avaient besoin de se cacher derrière des "sbires" pour faire connaître leurs opinions. Puis on rapporte ailleurs que Daudet n'hésita pas à défendre Zola suite au manifeste et Goncourt, dans son journal, constate que quatre des cinq auteurs du manifeste viennent de son grenier, mais réfute aussi les accusations d'être à l'origine de la chose. Drôles de conspirateurs, ou alors c'est pour déjouer les historiens littéraires qu'ils ont jeté de fausses pistes...

On a aussi écrit que le Manifeste des Cinq est l'oeuvre de "naturalistes dissidents"... C'est faire preuve d'une étroitesse d'esprit peu commune, ou d'une ignorance troublante : il n'y a pas un Naturalisme, mais des Naturalismes. Les Goncourt sont à la tête d'une école au moins aussi importante que celle de Médan. Alphonse Daudet, Octave Mirbeau, Jules Renard sont aussi des naturalistes. Maupassant et Huysmans, qui furent des familiers de Zola et les deux seuls qui atteindront une réelle notoriété, prendront leurs distances de lui, Huysmans allant même jusqu'à renier le Naturalisme, lui reprochant "l’immondice de ses idées". Les auteurs du Manifeste des Cinq n'étaient pas des "naturalistes dissidents", ils étaient des naturalistes d'une autre tendance.

C'est qu'avant tout Zola est un mythe littéraire. Il a été déifié au panthéon - littéralement - et on ne questionne plus ses motifs, l'exactitude de sa vision, son rôle de chef de file de l'école naturaliste. Il est devenu ce qu'on en dit parce que c'est ainsi qu'on veut le voir. Et même son possible assassinat, fort discuté à l'occasion de son centenaire, n'est finalement qu'un autre boulon rivé à la statue du mythe Zola : le martyr.

A l'exemple des Cinq, je préfère lui reconnaître ses qualités et rester conscient de ses faiblesses. Je préfère placer Zola, non à la place que plusieurs croient lui être due, mais là où il était de son vivant : l'un parmis plusieurs et pas nécessairement le plus intéressant.

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Les confrères naturalistes de Zola n'étaient bien sûr pas les seuls à s'en prendre à lui. Anatole France et Léon Bloy, par exemple, ont aussi émis des ... réserves... à son égard.

Ainsi Anatole France dans La pureté de M. Zola (1888), qu'il écrivit à l'occasion de la parution du Rêve, dit :

Nous avons été avertis tout d'abord par une petite note officieuse, insérée dans plusieurs journaux, que le nouveau roman de M. Emile Zola était chaste et fait exprès pour "être mis entre les mains de toutes les femmes et même des jeunes filles". On en vantait la pudeur exceptionnelle et distinctive.
...
Et la note ne nous trompait pas.
...
Je préférerais pour mon goût une chasteté moins tapageuse. Au reste, j'avoue que la pureté de M. Zola me semble fort méritoire. Elle lui coûte cher : il l'a payée de tout son talent. On n'en trouve plus trace dans les trois cents pages du Rêve.
...
Et, s'il fallait absolument choisir, à M. Zola ailé je préférerais encore M. Zola à quatre pattes. Le naturel, voyez-vous, a un charme inimitable, et l'on ne saurait plaire si l'on n'est plus soi-même. Quand il ne force pas son talent, M. Zola est excellent. Il est sans rival pour peindre les blanchisseuses et les zingueurs.

Le Rêve ayant été écrit l'année suivant le Manifeste, on peut penser que les coups des Cinq portèrent, et que Zola voulu prouver que sa plume avait plus d'un registre. Malheureusement, cela n'eut pas l'heur de plaire à Anatole France...

De son côté, dans son Journal, Léon Bloy écrit :

Si Zola était écrivain, - ce que Dieu, j'en conviens, aurait pu permettre - une ou deux pages lui eussent amplement suffi, depuis longtemps, pour empiler toute sa sécrétion intellectuelle. La petite couillonnade positiviste dont il s'est fait le Gaudissart n'est vraiment pas une Somme philosophique très-encombrante et peut aisément s'abriter sous n'importe quoi.

Puis il ajoute :

J'ai connu surtout d'Aurevilly, dans l'intimité de qui j'eus l'honneur de vivre plus de vingt ans, et je me rappelle l'espèce d'agonie du très-haut et très-magnanime écrivain, quand ses fonctions de critique l'obligeaient à lire un roman de Zola. Imaginez un aigle captif dans une fosse d'aisances, ne fût-ce qu'une heure, un quart d'heure, une minute même, qui lui semblerait les siècles des siècles !

C'étaient là des polémistes opiniâtres, mais Cézanne, un ami de Zola depuis l'enfance, qui fut insulté par le personnage principal de L'Oeuvre (1886) pour lequel, avec Manet, il a servi de modèle, et qui dès lors rompit avec lui, dit :

[Zola] était une intelligence fort médiocre et un ami détestable; il ne voyait que lui; c'est ainsi que l'Oeuvre, où il a prétendu me peindre, n'est qu'une épouvantable déformation, un mensonge tout à sa gloire.
...
Zola lui-même, au fur et à mesure qu'il établisssait sa réputation, devenait féroce et semblait me recevoir comme par complaisance; si bien que je me dégoûtai de le voir; et je fus de longues années sans le rechercher. Un beau jour je reçus l'Oeuvre. Ce fut un coup pour moi, je reconnus son intime pensée sur nous. En définitive, c'est là un fort mauvais livre et complètement faux.

On sait que Zola fut critique artistique et qu'il défendit la peinture "moderne", comme son roman était dit "moderne", mais la publication de L'Oeuvre, où on a peut-être plus vu que ce qu'il y avait mis, ne sera que le premier pas de sa rupture, non seulement avec Cézanne, mais avec tout le cercle impressionniste. En 1896 il reniera tout à fait ses anciens amis dans un article du Figaro où il parle des artistes de mérite, nommant Edouard Detaille, Alfred Stevens, Jules Bastien-Lepage, Henri Gervex, Alfred Roll... des artistes à première vue académiques, mais en fait, pour certains du moins, d'une école... naturaliste...

Puis, Huysmans, un ancien des soirées de Médan, parlant justement des goûts artistiques de Zola, dit à Goncourt que "dans cette maison qui ne possède pas un objet d'art (sic), le portrait de Zola par Manet on l'a relégué dans l'antichambre". Je dois dire que de ce côté-là je ne pense pas que ça ait empêché qui que ce soit d'avoir du goût, que de ne pas posséder "d'objets d'art", mais le peu d'estime de Huysmans pour Zola transparaît là très clairement.

Enfin dans le Chat Noir, sur un ton moins véhément et même drôle, on publia La Revanche du Guillotiné, une parodie de roman-feuilleton où Zola, "lui! toujours lui!", a le rôle du méchant chef des Masques sanglants. Ils publièrent aussi, et surtout, Bredouille, une satire de Pot-Bouille (1883) où le style et les préoccupations de Zola sont ridiculisés.

En guise de conclusion, laissons la parole à Zola qui a dit : "La haine est sainte. Elle est l'indignation des coeurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise." Zola en inspira beaucoup et, pour peu qu'il ait raison, de nombreuses personnes furent donc sanctifiées grâce à lui.




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