Paris rose



L'Orage

Quel voile sur mes yeux surpris
Tombe soudain? Serais-je gris?
Le ciel d'azur devient tout gris
Et les maisons deviennent grises!
Un glacis de mine de plomb
Salit l'ensoleillement blond...
Et mon chapeau perd son aplomb
Dans le souffle subit des brises.

Par un phénomène dément,
Serait-ce, prématurément,
La nuit qui peint le firmament?
Dans quelque cataclysme j'erre!
Car le zénith, qui s'est dissous,
Sème des pièces de deux sous
Qui me font réfugier sous
L'auvent d'une porte cochère.

Elles s'émoussent en tombant
Et giglent partout, imbibant
Et tapissant vite le banc,
Le macadam, la devanture...
Et toutes, comme des pantins,
Sautillent et dans les lointains
Mettent des reflets argentins
En faisant un bruit de friture.

Chacun, pressé de se souvrir,
Les enjambant, part à courir,
Ou bien s'est dépêché d'ouvrir,
Sur sa tête, un hangar de soie.
Et c'est alors, noyant les fronts,
Comme un océan aux flots ronds,
Bruns, moutonnants, furtifs et prompts,
Sur l'asphalte, qui se déploie.

Mais qu'est-ce donc que le ciel veut
A Paris? Qu'a-t-il fait, morbleu?
Bagn! un grand coup de fouet de feu
Vient lui cingler les cheminées,
Puis un autre... L'écroulement
D'une montagne, assurément,
Ferait un moins fort roulement.
Les figures sont consternées.

Très vexé qu'on le gronde ainsi,
Paris, pour montrer son souci,
Abondamment et sans merci,
Pleure de toutes ses gouttières;
Son chagrin enfle les ruisseaux
Si bien qu'il faut risquer des sauts
De diamètres colossaux
Pour franchir, d'un pas, leurs frontières.

Ses larmes ont mis un vernis
Sur les toits, sur les murs ternis,
Sur les becs de gaz débrunis,
Et la capitale se double
Et se mire sur ses trottoirs,
Pour elle devenus miroirs,
Et ses fiacres et ses gens noirs
Semblent voguer sur un lac trouble.

Et moi, quoique un peu stupéfait,
Pour narguer ce tragique effet,
Pendant tout ce temps-là, j'ai fait
La cour à... deux... petites dames,
Car, malgré ces chocs violents
Le long des bitumes tremblants,
Il a poussé des mollets blancs,
Des bleus et de toutes les gammes.

Mais la correction, bientôt,
S'arrête. On irait en bateau
Sur l'eau qui glisse, allegretto,
Sur la pente des avenues.
Le ciel, tout à coup débrouillé,
Montre Paris débarbouillé;
Et, pour sécher son front mouillé,
Phoebus fait un trou dans les nues.

Il rit de sa complicité,
Le sournois prince de l'été,
Qui, pour un instant, s'est ôté
Pour laisser la place à Neptune.
Les cabriolets découverts,
En un clin d'oeil, se sont rouverts;
Les attardés refilent vers
Leurs moyens de faire fortune,

Tout est plus frais, tout est plus clair,
Et de douces senteurs dans l'air
Ont chassé l'odeur de l'éclair
Aux laids zigzags tortionnaires.
Les souliers sont un peu salis
Et les petons sont moins jolis.
Tant mieux! Dans ces malheurs je lis
Le gain des commissionnaires.

Je rentre... Parce que je n'ai
Pas du tout mon chapeau fané,
J'entre'aperçois ton petit nez
Jaloux qui, déjà me demande
Si je n'étais pas à l'abri
Au boudoir d'une autre houri,
Mais, tout bas, ma fierté sourit
Et fredonne à ta réprimande :

Sur le soleil de nos baisers,
Souvent las, jamais apaisés,
Bien des nuages sont passés
Sans en éteindre l'harmonie.
Orage, tu peux gronder sur
Notre élan éternel et sûr...
Un amour trop rempli d'azur
Meurt parfois de monotonie.

Georges Lorin
Paris rose
1884





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