Voyage autour de mon jardin

Lettre XLI.

Karr a dû lire Xavier de Maistre et son Voyage autour de ma chambre. Au lieu de vous donner un extrait révélant les secrets de la vie des fleurs, des insectes et de quelques oiseaux de son jardin, que Karr s'évertue à trouver plus fabuleux que n'importe quel voyage, je vous donne une petite fable illustrant un peu la philosophie de l'auteur.

On m'a montré un homme que de crédule on avait rendu complètement fou. On lui avait d'abord dit innocemment, en lui montrant un paysan qui tenait du lin: Voici un homme qui sème des chemises. Il avait souri. On lui avait affirmé sérieusement et avec raison, que de cette graine sortirait une plante qui, au moyen de préparations, deviendrait de la toile excellente, et que de cette toile on ferait des chemises. Cette idée n'était pas entrée dans son cerveau sans y causer un peu de tumulte, et les gens qui l'entouraient s'étaient amusés à lui donner sur le règne végétal les idées les plus bizarres.

Un jour, on lui dit qu'il y avait au jardin du Roi un saucissonnier de toute beauté.

— Qu'est-ce qu'un saucissonnier? avait-il demandé. — Parbleu! un saucissonnier, belle question; qu'est-ce qu'un abricotier? — C'est l'arbre qui produit les abricots. — Eh bien? — Eh bien! — Eh bien, le saucissonnier est l'arbre qui produit des saucissons. — Comment, comment, mais ce sont les charcutiers qui font les saucissons. — Je sais bien que les charcutiers font des saucissons, vous n'avez pas, mon bon ami, l'intention de nous l'apprendre: les charcutiers font des saucissons, c'est vrai, mais quels saucissons?

C'est comme la petite Eulalie qui demeure sur votre carré, elle fait des fleurs; mais en étoffes. Vous étonnez-vous pour cela parce qu'Eulalie fait des roses, que les rosiers en produisent aussi? Eulalie fait des fleurs artificielles.

— Quoi! les charcutiers font donc des saucissons factices?
— Comme vous dites, mon bien bon ami; mais les saucissons des charcutiers sont comme les roses d'Eulalie, ce qu'est à la nature, ce qu'est le faux du vrai. Si vous aviez mangé le fruit du saucissonnier, vous ne voudriez plus toucher du bout des dents cette grossière imitation que vous avez mangée jusqu'ici.
— Ah! ça, vraiment, est-ce qu'il y a des saucissonniers?

A cette marque d'incrédulité chancelante, les amis ne daignèrent répondre qu'en haussant les épaules, et continuèrent à causer entre eux du saucissonnier, sans paraître vouloir admettre plus longtemps l'incrédulité dans leur conversation.

— Est-ce la variété à l'ail qui est au jardin du roi? demanda l'un.
— Oui, répondit l'autre.
— Ah! c'est la plus rare.
— Mais l'arbre a peu de fruits cette année. Vous savez que le saucissonnier est originaire de pays chauds, et les hivers d'ici le font beaucoup souffrir; une partie des fleurs a été gelée par les gelées tardives.
— C'est dommage qu'on n'en puisse pas avoir un, on convaincrait monsieur l'esprit fort.
— J'en pourrais avoir un facilement parce que je suis très-lié avec le jardinier en chef; mais je ne tiens pas du tout à le convaincre; je hais ces grands esprits dédaigneux des croyances du vulgaire, qui croient produire beaucoup d'effet en n'ajoutant foi à rien, qui semblent prendre les hommes pour des niais, au milieu desquels ils font une brillante et unique exception.
— Mais, dit notre homme, je ne demande pas mieux que de croire, quand on m'aura donné des preuves.
— Des preuves! Ne vous ai-je pas déjà prouvé qu'on semait des chemises et qu'on les récoltait. Ne savez-vous pas que le coton vient sur le cotonnier, que le sucre est le produit d'un roseau. mais vous ne croyez peut-être pas tout cela?
— Mille pardons, je le crois.
— Vous révoquez en doute, j'en suis sûr, que le chenevis est de la graine de corde, comme le tabac est de la graine d'idées qu'on se sème dans le cerveau par le nez. Comme vous ne croyez peut-être pas que les pêches viennent sur des pêchers, vous aimez mieux, sans doute, croire que ce sont aussi les charcutiers qui font les pêches?
— Je ne dis pas cela.
— Vous ne croyez pas non plus que les rosiers produisent des roses, vous pensez que toutes les roses sont faites par mademoiselle Eulalie, n'est-ce pas?
— Non pas, je sais très-bien...
— Vous ne savez rien du tout. Savez-vous que la poudre à canon est de la graine de mort? Savez-vous que les pommes viennent des arbres? Mais vous n'en croirez rien sans preuve, de même que pour les bretelles qui viennent sur le bretellier des Indes.
— Oh! ça, je ne savais pas. Comment les bretelles viennent sur un arbre comme les pommes sur les pommiers?
— Je ne dis pas que ce soit un arbre pareil au pommier, au contraire, c'est un figuier qu'on appelle ficus elastica, parce qu'en dépeçant les bretelles qu'il produit, on en tire la gomme élastique.
— Ah! c'est différent, je croyais que vous parliez des bretelles avec des élastiques en métal.

Etc.

Alphonse Karr
Voyage autour de mon jardin
1855



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