Fa dièze

LVI.

Le baron Conrad Krumpholtz est riche et puissant, cependant il s'ennuie et, vieillissant, ne vit plus que dans les souvenirs idéalisés d'un amour de jeunesse. Ayant décidé de voyager, il se trouve en France, mais malheureusement le passé est bien mort.

Je n'irai pas en Italie, se dit-il; ici en France je n'ai entendu que de la musique italienne.

Dans tout ce qu'on écrit on me fatigue de descriptions de l'Italie, et aussi de l'Espagne. Il n'y a pas un méchant faiseur de vers, amant de sa blanchisseuse, à laquelle il ne suffit pas, qui ne cesse de réclamer un ciel bleu, des femmes lascives, des femmes italiennes, — aux yeux noirs, — aux cheveux noirs. —

Qui ne demande à cor et à cri Saint-Pierre de Rome, la colonne Trajane, le Vatican, et les Villa, tandis qu'ici, n'allant jamais à l'église, il passe ses jours et la moitié de ses nuits dans de sales estaminets.

Ecoutez-les, ils vous rompent les oreilles: « Oh! donnez-moi des femmes espagnoles aux combats de taureau! oh! donnez-moi des tauréadores, et des taureaux mugissant! » Et si dans les rues, ils vient à passer près d'eux une vache boiteuse que l'on mène au marché, ou un boeuf mutilé aux abattoirs, ils cachent précipitamment le cordon de leur montre qui a un liseré rouge, pour ne pas irriter l'animal. Je n'irai pas en Italie, on m'a trop ennuyé d'enthousiasme à froid sur elle; on m'a trop fait de pathos et de galimatias: je vais retourner mourrir aux lieux où j'ai senti la vie, à Ober-Wesel, où j'ai vu Blanche, où l'herbe s'est courbée sous ses pieds.

Qu'ai-je fait de ma vie, que me reste-t-il à attendre ou à espérer?

Si je ne sentais chaque jour la vie s'éteindre en moi, il faudrait en sortir violemment; c'est un supplice trop cruel que l'ennui et le découragement, c'est un supplice plus horrible cent fois que tous ceux que l'imagination des prêtres et des poètes a jamais pu créer, pour effrayer les vivans en leur parlant d'un autre monde. Mon corps n'est plus pour moi — qu'un poids fatiguant à traîner, et mon ame (sic) s'y trouve mal à l'aise, comme un fiévreux qui s'agite dans son lit sans pouvoir trouver une position où il souffre moins.

Je ne puis me livrer à rien de ce qui, pour les autres, est appelé plaisir, sans que l'ennui, — comme un horrible squelette, vienne de sa main froide arrêter la coupe que je porte à mes lèvres.

Alphonse Karr
Fa dièze
1834



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