Une heure trop tard

XI.

Deux théories sur l’amour

Maurice est un jeune homme. C’est aussi — comme dit Karr — un raisonneur. L’action et le pragmatisme n’ont que peu de place dans sa vie. Il explique ici sa théorie sur l’amour. Le reste du roman nous dira si elle tiendra.

Il est évident, dit Maurice, qu’il viendra un jour où je considérerai comme d’étranges rêveries mes idées présentes sur l’amour; reste à savoir si alors je serai plus sage, ou si je n’aurai fait que changer de folie; car je crois bien que ceux-là se vantent d’être sobres, qui ne digèrent plus; ceux-ci d’être chastes, dont le sang est mort et stagnant; les autres d’avoir appris à se taire, qui n’ont plus rien à dire; en un mot, que l’homme fait des vices des plaisirs qui lui échappent, et des vertus des infirmités qui lui arrivent. Que si le jeune homme est riche de ce qu’il espère, le vieillard se fait riche de ce qu’il n’a plus, semblable au renard de la fable, qui, ayant perdu sa queue dans un piège, disait aux autres renards: Que faites-vous de cette queue inutile qui n’est bonne qu’à balayer la poussière et à produire dans les broussailles un bruissement révélateur? Ce qui me fait prendre en grande pitié la sagesse humaine, et me mène naturellement à me laisser aller à mes sensations, persuadé que je suis que celles du jeune homme ne sont mauvaises que pour le vieillard, et que toute sensation est légitime, par cela seul qu’elle est. Ainsi, je répète que je ne comprend l’amour que pour une femme vierge; que je serais jaloux du passé autant que du présent; que je n’aimerais une femme qu’autant qu’elle serait toute à moi, toute sa vie et tout son amour. Je serais envieux des baisers qu’elle aurait donnés à sa mère étant petite fille; je voudrais que toute sa vit (sic) fût en moi; je voudrais être sa mère, sa soeur, son amant; je voudrais que le souffle qui agiterait ses cheveux blonds ne fût que mon haleine, qu’il n’y eût pour elle d’autre soleil que mes regards, d’autres sensations que celles que je lui donnerais; je serais jaloux du plaisir qu’elle ressentirait à manger un fruit, à respirer le parfum d’une fleur; ou plutôt, comme Dieu, je voudrais être pour elle tout ce qui est; je voudrais être le fruit qu’elle mangerait, la fleur qu’elle respirerait, l’arbre qui ombragerait son front, l’eau qui l’embrasserait à la fois toute entière, l’air qui rafraîchirait ses joues et agiterait ses cheveux, le son de l’instrument qui la charme et fait bondir son coeur et danser ses pieds d’eux-mêmes, l’herbe fleurie sur laquelle elle marche et se couche.

Etc.

Alphonse Karr
Une heure trop tard
1833



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