En fumant

Tristes nouvelles du vin

Le dix-neuvième siècle a été l’âge d’or des falsifications alimentaires. Karr nous parle des vins et des alcools.

J’ai vu ce matin un homme fort intelligent qui m’a raconté des choses terribles.

— Monsieur, m’a-t-il dit, la réputation des vins de France est compromise; elle sera bientôt perdue si la législation ne lui vient pas en aide. On remplace dans les cultures les bonnes vignes par des vignes médiocres, mais plus productives; on cultive la vigne en plaine; le raisin y est mauvais mais abondant.

« Les vins de la côte du Rhône vont partout en aide aux fabrications.

« Les vins de Narbonne, de Nantes, d’Angoulême vont, en compagnie des plus mauvais vins d’Espagne, à Bordeaux pour y recevoir de divers parrains — le nom du Médoc — et se répandre ensuite sur la surface de la terre.

« Tous les vins blancs s’appellent chablis; des vins fabriqués à Marseille et à Cette font un voyage en Espagne, y prennent des lettres de naturalisation et reviennent sous les noms de madère et d’alicante; on envoie du trois-six à Fougerolles, il en revient sous le nom de kirschwasser.

« Des alcools fabriqués en Amérique vont, avec ceux du nord, joindre leurs noms dans les chaudières du Languedoc et de Cognac pour inonder ensuite le monde sous des noms usurpés.

« Sauf quelques ceps plantés récemment dans la plaine de Sillery, Sillery ne produit pas de vin; cependant la généralité des vins mousseux est vendu sous le nom de sillery.

— Monsieur, repris-je, ne pourrait-on étendre à nos bons vins de France la nouvelle loi sur l’usurpation des noms et des titres de noblesse? Mais êtes-vous bien certain de ces fraudes?
— Monsieur, je suis propriétaire et marchand de vins; j’en pratique quelques-unes moi-même.
— Ah! très-bien.
— Les plus innocentes, j’entends.
— J’en étais persuadé d’avance.
— Tenez, en voici une que je ne fais pas, mais que je viens de voir exécuter à Marseille. J’ai vu un mélange de trois-six et d’esprit de betterave porter les noms honorables et variés d’absinthe suisse de Couvet, de kirschenvasser de la forêt Noire, d’anisette de Hollande, d’eau-de-vie de Dantzig, de cognac vieux première qualité avec la date de 1795. Tout cela partait pour les colonies.
— Monsieur, si l’on arrive à croire cela, il faudra boire de l’eau.
— Croyez-vous qu’on ne la sophistiquera pas?
— Monsieur, j’ai du raisin, je ferai mon vin moi-même.
— Il sera très-mauvais.
— Oui, mais ce sera du vrai mauvais vin.
— Monsieur, j’ai un moyen pour rendre aux vins de France leur ancienne vertu et rajuster les lambeaux de leur renommée; voici une brochure qui vous dira mon moyen.

Nous lirons la brochure.

Alphonse Karr
En fumant
1861



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