Dans la préface - l'éclaircissement - de son "roman de poète", qu'il dit n'être "point un livre de critique historique", Kahn demande: Pourquoi Théophile Gautier y apparaît-il sous le nom de Théo, qui le résumait dans la bouche de ses amis, Lamartine, Méry, Gozlan, sous leur patronyme exact, tandis que le personnage principal, Gérard de Nerval, s'appelle, sans qu'il y ait rien là de son fait, Loris, que le sculpteur Florent a des traits de David d'Angers, et que Heine est dénommé, pour la circonstance, Gura? Dans cet extrait, Nerval visite Heine. Loris avait dépassé la barrière. Sur le flanc du coteau de Montmartre, vers le geste lent des moulins, ce jour-là bruissants, il montait lentement, frileusement serré dans sa longue lévite; il riait au matin clair, pépiant d'oiselets dans les jardinets où les portes à claire-voie laissaient voir des ébats bavards d'enfants, sur des gazons maigrelets. Il jugeait de bon augure d'avoir rencontré, dès le seuil de sa porte, deux amoureux se becquetant; le jeune homme, svelte, elle plus svelte encore et jolie comme une rose mousseuse ébouriffée sous son feuillage doré de cheveux blonds. Ils marchaient étroitement embrassés et pourtant tenaient la largeur du quai. Au passage de Loris, la jeune fille, ivre de joie, avait ressenti le besoin de lui expliquer sa jolie désinvolture. Sans doute il lui fallait crier à un témoin, un bonheur tout frais, et détachant ses lèvres de celles de son amant, pour un instant, elle avait crié dans la figure de Loris: « Mais je l'aime, Monsieur! » puis s'était précipitée à nouveau comme à tire d'ailes, vers un nouveau baiser. Loris en souriait encore, lorsqu'une bonne odeur de pommes de terre frites le subtilisa à sa rêverie printanière. Il tâta son gousset. Trois sous s'y choquaient, débris d'honoraires touchés la semaine précédente. Pour entrer en possession d'un cornet de frites, un sou suffisait. Loris en prit un, le mangea tout en marchant et fit un détour pour trouver une fontaine; il but au mascaron quelques gorgées. Il lui revint un souvenir de pareilles beuveries avec le même geste, dans la cour du collège. Décidément, ce jour frais était riant; il s'ouvrait bien, dans le style des matinées de claire promenade vers les auberges de banlieue, où après une patiente randonnée pédestre, on trouve un banc, une table sous une tonnelle, un joli verre de vin, et où l'on écrit des pages, tâtonnées au rythme de la marche, cependant que des bestioles se balancent sur des folioles prêtes à se détacher et qu'une petite brise agite sur elles-mêmes. On est au moins deux à tisser sa toile, l'écrivain et l'araignée (quand il n'y a qu'une araignée). C'était bien un jour propice. Verrières, Aulnay, Bourg-la-Reine même, Fontenay aux Roses apparaissaient à Loris comme des nids à rêverie tendrement lumineux. Mais le soleil était si joli que les visages féminins charmaient encore plus le regard et les hommes aussi passaient d'une allure preste et délurée qui faisait plaisir à voir, et de petits feux solaires filaient sur la Seine, comme des yoles de fées. Alors Loris, de silhouette en silhouette, longuement, complaisamment regardées, après s'être donné le luxe de convoiter aux étals des bouquinistes, des livres dépareillés, débrochés, accumulés dans les boîtes, créant par leurs âmes diverses comme un bazar empli de gemmes de pensées et d'oripeaux divers, comme de menues foires de l'esprit où l'almanach côtoyait les classiques et le génie grec et les recettes des actuels ferblantiers, après avoir constaté que le moindre de ces biens intellectuels coûtait au moins deux sous, qu'il faut tout prévoir et ne pas demeurer tout à fait dénué, Loris se trouva près du Carrousel, le franchit et marcha vers la Bibliothèque Nationale où il ferait bon travailler. Mais les rais de soleil doux qui dansaient autour de lui semblaient s'ébrécher sur les murailles grises de la maison de la Science. Un désir le prit de marcher encore. Il traversa les boulevards dont il n'aimait pas la bousculade du badaud par la foule affairée et sans y trop penser, à travers les quartiers neufs, il était arrivé à Montmartre. Il n'y manquait point de guinguettes; Loris était assez connu dans quelques-unes pour s'y asseoir, même s'il avait dissipé tout son capital, y écrire un article, aller le porter, le toucher, se redorer, mais il lui sembla que la voix du destin lui ordonnait brusquement d'aller voir son ami Gura, lequel était fort malade. Plus de doute, c'est parce qu'il voulait, dans ses limbes, et devait, de toute fatalité, voir Gura ce matin, que ses pas, sans qu'il y eût réfléchi, l'avaient amené là. Etc. Gustave Kahn |
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