Balzac chez lui

I

Balzac a décidé de fonder une espèce de société secrète journalistique dont les membres collaboreraient à leur mutuel intérêt. Ces membres, choisis par Balzac, se rencontrent pour la première fois.

Du fond de la grande allée du Jardin des Plantes et par les allées aboutissantes, on vit bientôt s’avancer, à la manière des conspirateurs de l’Ambigu-Comique, Granier de Cassagnac1, puis Théophile Gautier, puis Louis Desnoyers2, puis Eugène Guinot3, puis Alphonse Karr, puis T. Merle4, puis Altaroche5, puis Balzac, puis moi, hommes de lettres un peu bien étonnés de se trouver ensemble, surtout dans le but fraternel que j'ai suffisamment précisé plus haut. Mais Balzac était vraiment le grand prêtre-né de ces mariages impossibles.

Les politesses d’usage accomplies, on se prit, avec une intimité un peu jeune, sous le bras les uns des autres et l’on suivit Balzac.

Balzac, plein d’aise et d'enchantement sortit du Jardin des Plantes, descendit le quai aux vins en longeant l’Entrepôt, et, quand il fut entre la rue des Fossés-Saint-Bernard et la rue de Poissy, presque en face du pont de la Tournelle, il nous dit : « Messieurs, c’est ici! » Quel impossible endroit avait-il donc choisi pour l’accomplissement de notre premier repas de corps?

Je ne voyais, où nous étions arrêtés, ni ombre de restaurant, ni profil de café, mais quelque chose d'effacé, de bâtard, comme la boutique d'un marchand de vin de la banlieue. Je levai la tête pour découvrir quelque signe indicateur qui m'instruisît mieux que notre impénétrable guide; je n'aperçus qu'une informe enseigne, perdue à la hauteur du second étage d'une étroite maison, faisant avec le mur où elle s'accrochait un angle d'inclinaison assez périlleux. Sur cette enseigne, qui, du reste, est peu-être (sic) encore à la même place, je distinguai un énorme cheval de roulier peint en rouge, dressé sur ses jambes de derrière, beau d'encolure, fougueux de crinière et laissant lire sous ses sabots ces mots, qu'on a déjà lus pour peu qu'on ait traversé l’une de nos trente ou quarante mille poudreuses communes de France : Au Cheval rouge!

Nous étions donc au Cheval rouge.

Balzac nous avait conduits à l'auberge du Cheval rouge; il avait fait préparer notre dîner d'initiation et d'inauguration au Cheval rouge; nous allions enfin nous mettre sous les auspices du Cheval rouge.

Ce n'est pas sans motif que je répète quatre fois ici cette indication peinte à l'huile grasse : Cheval rouge!

La société fondée par Balzac, dans l'intention que l'on sait aussi bien que moi maintenant, devait prendre, elle prit en effet le titre de la société du Cheval rouge.

Etc...

Léon Gozlan
Balzac chez lui
1862

1 - Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac (1806-1880), journaliste et homme politique.
2 - Louis Desnoyers (1802-1868), journaliste et écrivain, un des fondateurs de la Société des gens de lettres.
3 - Eugène Guinot (1805-1861) était, selon Wikipédia, “un journaliste, écrivain et auteur dramatique français, inventeur de la chronique parisienne”.
4 - Il s’agit sans doute de Jean-Toussaint Merle (1785-1852), qui était journaliste et dramaturge, ainsi que l’époux de la comédienne Marie Dorval.
5 - Agénor Altaroche (1811-1884), qui fut journaliste, chansonnier et homme de lettres, ainsi qu’un des piliers de la Société des gens de lettres.



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