Les Esclaves de Paris

Première partie

XXVI

...

Il allait être huit heures, quand le vieux clerc put enfin se débarrasser de Florestan et sauter dans un fiacre pour se faire conduire au Grand-Turc.

C'est rue des Poissonniers, au 18e arrondissement, à cent pas du boulevard extérieur, que se balance au vent l'enseigne du Grand-Turc, cet établissement dont les séductions multiples irritaient si fort depuis huit jours les convoitise de Toto-Chupin.

Éloquente plus qu'un pitre de foire, la façade qui crie aux passants: «Entrez!» promet à l'intérieur un résumé de toutes les joies de ce monde: Bonne table d'hôte à six heures, café, bière, liqueurs, et par-dessus le marché, danse, pour précipiter la digestion.

Un couloir assez long donne aux élus l'accès de ce paradis terrestre.

Les deux portes qu'on trouve au fond conduisent, celle de droite au bal, celle de gauche à la table d'hôte.

Là viennent prendre leur repas du soir quantité d'employés, des artistes à leurs débuts et des rentiers des environs.

Le dimanche, il n'y a jamais assez de place, et encore on tient les enfants au-dessous de sept ans sur les genoux, comme dans les omnibus.

A coup sûr, le baron Brisse demanderait parfois à remanier le menu: mais comme les appétits les plus robustes y trouvent leur satisfaction, tout est pour le mieux.

La table d'hôte, d'ailleurs, est la moindre des attractions.

Les dernières bouchées du dessert sont à peine avalées, que sur un signe du patron, tout à coup il se fait un grand remue-ménage.

En un clin d'œil, la vaisselle et les nappes sont enlevées. Le restaurant devient café, la bière coule à flots. Le bruit des dominos remplace le cliquetis des fourchettes.

Ce n'est rien encore. A ce second signal, on ouvre à deux battants une large porte, et aussitôt on cesse de s'entendre. C'est l'orchestre du bal qui verse dans la salle d'hôte ses torrents d'harmonie.

Libre alors aux dîneurs de profiter des cornets à pistons, le prix d'un repas donne l'entrée gratuite au bal.

Pourtant, malgré cette faveur, les deux clientèles de l'établissement, celle de l'estomac et celle des jambes, ne se mêlent guère.

Cela tient-il à la spécialité du bal? On ne s'y amuse pas, comme ailleurs, à l'éternel quadrille, on n'y danse presque exclusivement que des «danses tournantes,» des polkas, des mazurques, des valses. Oh!... des valses surtout. Le Grand-Turc est le conservatoire de la valse, c'est connu.

Tout, on le voit vite, a été sacrifié à cette danse jalouse. Le milieu de la salle, qui affecte la forme d'une rotonde, est isolé par une banquette décrivant un cercle parfait.

Le décor du dôme qui représente des colombes planant dans l'azur, manque peut-être de fraîcheur, mais le parquet est merveilleusement soigné et entretenu, glissant à point et uni comme un miroir.

N'est-ce pas dire que la Germanie parisienne se précipite à ce bal avec une passion qui rappelle celle des enfants de l'Auvergne pour leur musette?

Au Grand-Turc, il doit parler allemand, le galant cavalier qui se risque à inviter une dame pour la prochaine, ou tout au moins connaître le gracieux idiome des environs de Strasbourg.

Mais aussi quels duos de totons, quels vertiges, quels tourbillonnements! C'est au Turc qu'il faut voir les cordons-bleus de l'Alsace, raides, sans un mouvement de tête, la bouche entr'ouverte, l'œil mourant, tourner pendant des quarts d'heure avec la grâce de ces petits danseurs de bois des orgues de Barbarie.

Pour la dixième fois déjà dans la soirée, le maître des cérémonies du bal venait de crier de sa voix la plus enrouée: «En place! en place!» quand le bon père Tantaine se présenta, après avoir jeté au guichet ses cinq sous d'entrée.

La fête était alors fort animée, et l'atmosphère commençait à se charger de lourdes émanations et de parfums étranges. Tout nouveau venu eût été suffoqué. Mais le vieux clerc d'huissier ressemble en ceci à Alcibiade, que partout où le conduisent les nécessités de sa profession, il est à l'aise autant que chez lui.

C'était la première fois qu'il venait au Turc, et cependant c'est de l'air d'un vieil habitué qu'il parcourut les endroits réservés aux buveurs, le rez-de-chaussée, d'abord, puis la galerie du premier étage.

Mais c'est en vain qu'il essuya les verres de ses lunettes, troublés et obscurcis par la buée du bal, il n'aperçut ni Caroline Schimel ni Toto-Chupin.

Etc.

Émile Gaboriau
Les Esclaves de Paris
1868



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