Voici la description d'un personnage tellement courant dans la littérature de la seconde moitié du dix-neuvième siècle qu'on peut le considérer comme un type, et peut-être même comme un stéréotype. À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèle achevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peut l’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même, semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de tout et de tous. Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santé de fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plus follement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sa jeunesse et son patrimoine. Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquis une magnifique et peu enviable célébrité. On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier, ses chiens, ses maîtresses. Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlesse distinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, comme un effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. de Rotchschild. N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût né mauvais! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées, autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaient gâté jusqu’à la moelle. Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder sa famosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’a jamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivré jusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amis qu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pour de l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbe dédain de toute morale, son manque absolu de principe et son scepticisme idiot. Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté. Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille. On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux du moment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’il aurait pu faire à ses heures de loisir. Ses moindres faits et gestes sont relatés. Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute la vaisselle par la fenêtre; c’est mille louis qu’il en coûte. Bravo! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec une drôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention du commissaire de police. On n’est pas plus régence. Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu’il s’envole en Italie avec la femme du banquier X... une mère de famille de dix-neuf ans. Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage! La semaine suivante, c’est lui qui reçoit un coup d’épée. C’est un héros! Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois, après une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdre cent vingt mille francs contre un prince russe. Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent les applaudissements, mais qui jamais ne s’inquiètent de la nature de ceux qu’ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravi du bruit qu’il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, ses initiales, dans les bulletins du Monde parisien lui paraissait comble de l’honneur et de la gloire. Il n’en laissait rien paraître, toutefois, et même avec une désinvolture charmante, il disait après chaque nouvelle aventure: — Ne cessera-t-on donc jamais de s’occuper de moi? Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV, il disait: — Après moi le déluge. Le déluge arriva de son vivant. Etc. Émile Gaboriau |
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