L'Affaire Lerouge

V

Voyons un peu ce à quoi ressemble un des personnages secondaires de l'affaire Lerouge.

Mme Juliette Chaffour était parisienne. Elle devait être née, vers 1839, quelque part, sur les hauteurs du faubourg Montmartre, d'un père complètement inconnu. Son enfance fut une longue alternative de roulées et de caresses également furieuses. Elle vécut mal, de dragées ou de fruits avariés; aussi possédait-elle un estomac à toute épreuve. À douze ans, elle était maigre comme un clou, verte comme une pomme en juin et plus dépravée que Saint-Lazare. Prudhomme aurait dit que cette précoce coquine était totalement destituée de moralité.

Elle n'avait pas la plus vague notion de l'idée abstraite que représente ce substantif. Elle devait supposer l'univers peuplé d'honnêtes gens vivant comme madame sa mère, les amis et les amies de madame sa mère. Elle ne craignait ni Dieu ni diable, mais elle avait peur des sergents de ville. Elle redoutait aussi certains personnages mystérieux et cruels, dont elle entendait parler de temps à autre, qui habitent près du Palais de Justice et éprouvent un malin plaisir à faire du chagrin aux jolies filles.

Comme sa beauté ne donnait aucune espérance, on allait la mettre dans un magasin, quand un vieux et respectable monsieur, qui avait connu sa maman autrefois, lui accorda sa protection. Ce vieillard, prudent et prévoyant comme tous les vieillards, était un connaisseur et savait que pour récolter il est indispensable de semer. Il voulut d'abord badigeonner sa protégée d'un vernis d'éducation. Il lui donna des maîtres, un professeur de musique, un professeur de danse qui, en moins de trois ans, lui apprirent à écrire, un peu de piano et les premières notions d'un art qui a fait tourner la tête à plus d'un ambassadeur: la danse.

Ce qu'il ne lui donna pas, c'est un amant. Elle en choisit un elle-même: un artiste, qui ne lui apprit rien de bien neuf, mais qui l'enleva au vieillard avisé pour lui offrir la moitié de ce qu'il possédait, c'est-à-dire rien. Au bout de trois mois, en ayant assez, elle quitta le nid de ses premières amours avec toute sa garde-robe nouée dans un mouchoir de coton.

Pendant les quatre années qui suivirent, elle vécut peu de la réalité, beaucoup de cette espérance qui n'abandonne jamais une femme qui se sait de jolis yeux. Tour à tour elle disparut dans les bas-fonds ou remonta à fleur d'eau. Deux fois la fortune gantée de frais vint frapper à sa porte, sans qu'elle eût la présence d'esprit de la retenir par un pan de son paletot.

Elle venait de débuter à un petit théâtre avec l'aide d'un cabotin, et débitait même assez adroitement ses rôles quand Noël, par le plus grand des hasards, la rencontra, l'aima, et en fit sa maîtresse.

Etc.

Émile Gaboriau
L'Affaire Lerouge
1866



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