Gaboriau a été militaire et j'ai bien l'impression qu'il puise à pleines mains dans ses souvenirs pour ce roman. A toutes les lettres de son fils, désolées ou menaçantes, invariablement M. Flambert répondait : « Sois officier. » Et Gédéon se désolait. La perspective de sept années de service lui donnait comme une idée de l'éternité, de l'infini. — Si encore, se disait-il, nous avions la guerre! un lieutenant me l'a affirmé, aux jours de bataille les canons ennemis crachent des épaulettes et des croix de la Légion d'honneur. L'ennui et le chagrin du jeune volontaire, déjà bien grands, furent à leur comble le jour où il osa comparer son sort à celui de son cheval. Il se sentit jaloux et singulièrement humilié. On le serait à moins. Si la métempsychose n'est pas une chimère insensée, une fable vaine, il est une faveur que je demande au ciel : habiter après ma mort le corps d'un cheval de troupe. Trois fois heureux animaux! fortunatos nimium! est-il sur cette terre une existence plus belle, plus facile, plus enviable que la leur ? Le carlin pansu d'une vieille fille dévote est moins tendrement soigné. Ma hideuse portière dorlote moins son chat favori. Heureux chevaux! leur temps se partage entre une litière chaque matin renouvelée et un râtelier toujours garni. A eux l'avoine soigneusement mondée, le foin parfumé et la paille aux épis dorés. Rien ne leur manqua jamais. Une maternelle sollicitude veille sur eux, sans cesse, du matin au soir, du crépuscule à l'aurore. Autour d'eux prêts à satisfaire leurs moindres fantaisies, s'agite incessamment une armée de serviteurs, dévoués, empressés, payés pour l'être, surveillés de près par les officiers, intendants jurés de Sa Majesté cheval. Qu'un cavalier ose manquer de respect à sa monture, la bête se plaint et l'homme est sévèrement puni. Soyez sûr que par la tête de quelque orgueilleux coursier a dû passer cette idée folle, que l'uniforme de la cavalerie n'est que sa livrée, à lui, seigneur cheval. Et cette chère santé! que d'attentions, que de soins! Comme on craignait de ne pas trouver de médecins assez habiles, un jour on a fondé une école tout exprès. Vous doutez-vous, monsieur, de l'importance du vétérinaire dans un régiment de cavalerie? Sachez seulement que le vétérinaire est responsable de la santé de huit cents chevaux, qui représentent une valeur de plus d'un demi-million. Sachez encore qu'il est deux maladies terribles — sans remède — le farcin et la morve, qui peuvent en quinze jours mettre à pied le régiment le mieux monté. (Un prix de cinq cent mille francs est offert à qui trouvera le topique de ces deux épizooties. — On le cherche encore.) Mais aussi avec quelle religieuse attention on écoute les ordonnances, ou suit les prescriptions de l'oracle de la santé et de la maladie! Thermomètre en main, c'est le vétérinaire qui a réglé le degré de température du temple des chevaux, et malheur au garde d'écurie peu soigneux qui le laisse s'élever ou s'abaisser sans ordres! Et maintenant, écoutez: il pleut, les chevaux ne sortiront pas, même pour aller à l'abreuvoir, on les fera boire à l'écurie; que les hussards aillent chercher l'eau nécessaire, le cavalier ne doit pas craindre le rhume. Il fait froid, vite des couvertures. Le temps est chaud, le soleil brûlant,... petite promenade le matin, au frais. Ces messieurs semblent échauffés? allons, du barbotage et de la luzerne. Ils ont éprouvé quelque fatigue? qu'on double la ration d'avoine. C'est à n'en jamais finir. Lorsqu'à Rome, dans les occasions solennelles, le grand prêtre du collège des augures allait interpréter la façon de manger des poulets sacrés, il était suivi avec moins d'anxiété, écouté avec moins de vénération que le vétérinaire, alors qu'il vient passer sa revue quotidienne et tâter le pouls, c'est-à-dire l'oreille à tous les poulets-dindes du 13 De tout cela qu'est-il advenu? Le cheval, le plus orgueilleux de tous les animaux de la création, est devenu d'une insupportable fierté. Convaincu que sans lui il n'est pas de cavalerie possible, il en a lâchement abusé. Il a mesuré son mérite aux soins que l'on prend de lui, et s'est prodigieusement abusé sur son importance. Si bien que désormais, plus insolent qu'un banquier dans la prospérité, il considère son cavalier comme un laquais, et le traite à peu près comme ces fiers égalitaires de l'Amérique leurs bons frères les noirs.
Etc.
Émile Gaboriau |
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