Les Gens de bureau

XIII

Dans ce roman, où il accumule les tableaux et les scènes, Gaboriau nous décrit le monde des fonctionnaires du ministère de l'Équilibre, vu par Romain Caldas, écrivain débutant mais pauvre, qui las de la bohème en est à sa première journée de travail.

Tout rentra dans l'ordre peu à peu; le rapport fut confié au jeune Basquin qui possède la plus belle ronde de l'administration: Gérondeau et Nourrisson s'installèrent à leur pupitre; l'un se mit à tracer un transparent, et l'autre se plongea dans le feuilleton de la Patrie.

— Je voudrais cependant bien faire quelque chose, hasarda Caldas.
— J'ai là un état de mutation, interrompit vivement Gérondeau.
— Et moi un arrêté, minute et ampliation, ajouta Nourrisson.
— Gardez donc votre besogne pour vous, répliqua le commis principal. Le chef m'a spécialement recommandé monsieur, je vais lui faire préparer des chemises.

À l'idée que la préparation des chemises allait devenir son attribution spéciale, Caldas fut saisi d'admiration. Il comprit qu'en administration comme en industrie, la division du travail est la loi fondamentale. L'aiguille, avant d'être livrée au commerce, a passé dans les mains de vingt-sept ouvriers. S'il ne fallait que vingt-sept employés pour le parachèvement d'un dossier!

Romain se mit donc consciencieusement à préparer des chemises, en attendant le jour où on le trouverait capable d'en écrire les intitulés.

Etc.


XIX

Une dizaine de jours ont passé. Caldas a enfin l'occasion d'écrire les "intitulés" des dossiers. Réussira-t-il?

...

Il commençait à inscrire le cinquième DUBOIS, dont le prénom était Abile, quand un « ah! ah! » qui exprimait tout à la fois le désappointement et le mépris, lui fit tourner la tête.

M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui:

— Malheureux, quelle besogne faites-vous là? lui dit ce commis principal.

Caldas était fort satisfait de son ouvrage; il avait écrit, en gros de sa plus belle anglaise, d'une écriture qui eût ravi les imprimeurs du Bilboquet.

Elle ne ravit pas M. Rafflard:

— J'avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il; regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables?
— Que leur manque-t-il, s'il vous plaît? demanda Caldas vexé.
— Ce qui leur manque! riposta le commis principal, tout. Le nom de famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en coulée moyenne, l'âge en lettres moulées, la profession en ronde, et le domicile en cursive.

Caldas posa sa plume avec un profond découragement.

— Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il, licencié en droit; je ne sais pas encore toutes ces choses.
— Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M. Rafflard. Vous avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vous vous contenterez de préparer les chemises.

Etc.

Émile Gaboriau
Les Gens de bureau
1862



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