Donnay nous présente ce fameux Chat Noir. ... Enfin en 1881, un « pinxit » comme eût dit Paul Verlaine, un peintre, Rodolphe Salis1, ouvrit à Montmartre, au no 8 du boulevard Rochechouart2, à l'enseigne du Chat Noir, un cabaret qui allait devenir fameux. La mode était alors aux cabarets artistiques et le Chat Noir avait un air « vieux Paris » grâce à des vitraux de couleur, grâce à des pots d'étain, des vaisseaux de cuivre, des bancs et des chaises de bois massif, le tout du plus pur style Louis XIII. L'établissement se composait d'une grande salle beaucoup plus longue que large, et au fond, d'un réduit assez sombre où personne ne voulait s'assoir, si ce n'est un jeune homme qui se préparait à passer les examens d'admission à l'École Centrale, mais d'une façon inusitée et avec un singulier outillage: à côté de ses cahiers d'algèbre et de géométrie analytique, il avait soin de poser une bouteille et une flûte; quand il était fatigué des équations, il buvait un verre de vin blanc et jouait un air de flûte. Comme Brieux à Anthéor, il était venu là pour être seul. Mais Rodolphe Salis ayant eu l'idée géniale d'appeler le sombre réduit: L'Institut, ce fut à qui s'y viendrait asseoir. Image de la vie! Charles Torquet3, dépossédé de son fief, renonça à l'École Centrale et se jeta, la tête la première, dans la littérature fantaisiste, sous le nom de Raphaël Schoomard. Cette grande salle que décorait l'admirable Parce Domine d'Adolphe Willette, et l'Institut, ce fut le premier, l'ancien Chat Noir où se retrouvèrent les anciens Hydropathes, les anciens Hirsutes, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, en un mot des artistes, et l'on ne saurait s'imaginer ce qu'en 1881, dans un cabaret Louis XIII à Montmartre, ce mot artiste pouvait contenir de jeunesse, de gaîté, d'audace, de lyrisme, de fantaisie, de je m'en fichisme, de misère, de certitude dans l'incertitude du lendemain, de théories subversives, de fumisterie, de fumée de gloire, de fumée de tabac, de soif, de barbes et de cheveux. Chaque soir on se réunissait, on récitait des vers, on chantait des chansons; la renommée de ces fêtes étonnantes se répandit bientôt dans Paris; bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l'insouciante bohème et, le vendredi surtout qui devint le jour chic, on vit au Chat Noir des femmes de l'aristocratie, de la grande bourgeoisie et aussi des horizontales, comme on disait en ces temps verticaux. Etc.
Maurice Donnay 1 - Rodolphe Salis (1851-1897) qui, avant le Chat Noir, fonda l'école vibrante, ensuite rebaptisée iriso-subversive de Chicago, dont la spécialité était la peinture de chemins de croix. |
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