Les Plaisirs de Paris

Les Promenades

Les Passages

Delveau semble faire ici, à la demande de M. de Conty, l'éditeur des guides Conty, un guide à l'usage des étrangers et provinciaux qui visitent Paris.

Ce sont des promenades aussi, — des promenades couvertes, — qu'on me reprocherait avec raison d'oublier. Il en est de chacun de ces passages comme des boulevards: chacun d'eux a son public et sa physionomie, qui ne sont ni la physionomie ni le public du voisin.

Ainsi, pour commencer par le passage Jouffroy, qui a une issue sur le boulevard Montmartre et une issue sur la rue de la Grange-Batelière, il est si couru par la foule des flâneurs que, chaque jour, dès quatre heures de l'après-midi, il faut sérieusement et résolûment (sic) jouer des coudes pour arriver à se faire jour à travers les allants et venants, qui vont par bancs épais comme les harengs dans le détroit de la Manche. Les gens pressés aiment mieux faire un détour que de s'aventurer sous ce tunnel de verre, où on risque à chaque instant d'écraser les pieds de ses voisins ou d'avoir les côtes enfoncées par eux. Et notez, je vous prie, que je ne parle pas des jours de pluie! Ces jours-là, le passage est tout à fait impraticable: quand on croit avancer, on recule, et tel qui avait mis une demi-heure pour arriver jusqu'au milieu de la galerie, et qui s'applaudissait d'avoir déjà fait tant de chemin, se trouve, au bout d'une autre demi-heure, refoulé par les flots jusqu'au boulevard, par lequel il était entré.

Pourquoi tant de monde? Je l'ignore, et ceux qui vont se promener là tous les jours, de quatre à six heures, l'ignorent comme moi. C'est un lieu de rendez-vous et de promenade: on s'y attend, et l'on s'y promène sans plus s'inquiéter du reste. Je dois ajouter, pour être véridique, que les boulevardières, du moins une notable partie des boulevardières, ont l'habitude de traverser ce passage en descendant des hauteurs cythéréennes de Breda-Street, et, dame! elles sont si provoquantes (sic) en leur toilette de combat, ces chercheuses d'inconnus, qu'il n'est pas étonnant qu'on se presse un peu sur leurs traces pour les admirer du plus près possible et échanger avec elles des oeillades qui valent des cartes de visite.

Il faut ajouter que le passage Jouffroy, outre ces avantages que n'ont pas les autres passages, est le siège de trois restaurants qui se disputent chaque jour les gourmets, et même seulement les gourmands en train de visiter Paris, étrangers et provinciaux: le Dîner de Paris, le Dîner du Rocher et le Dîner Jouffroy, dont nous aurons occasion de parler au chapitre consacré aux établissements culinaires. Vous comprenez, la promenade sert d'absinthe, et les ardoises où sont inscrit le menu du jour font le reste. Le premier nommé de ces trois restaurants est le premier fondé, et le dernier nommé le dernier établi là, comme un défi aux deux autre.

Le passage Verdeau, qui fait suite au passage Jouffroy', et auquel on arrive en traversant la rue de la Grange-Batelière, ne jouit pas, à beaucoup près, de la même vogue que son frère jumeau; autant celui-ci est couru, autant celui-là est délaissé. Pourtant, c'est un passage aussi convenable que l'autre. Oui, mais si le premier finit rue de la Grange-Batelière, il commence sur le boulevard Montmartre, tandis que le second commence sur une rue pour aboutir sur une autre rue; c'est à considérer. Un passage purement et simplement, le passage Verdeau. Une promenade, le passage Jouffroy.

Le passage des Panoramas, situé de l'autre côté du boulevard Montmartre, juste en face du passage Jouffroy, est presque aussi encombré chaque jour depuis midi jusqu'au soir, mais son public n'est pas tout à fait le même, quoique en apparence celui de l'un et celui de l'autre se ressemblent. Je n'ose pas dire que les gens qui viennent se promener ici sont plus honnêtes que ceux qui vont se promener là; pourtant, je le gagerais, — au risque de perdre la gageure. Le passage Jouffroy a plus d'hommes, ce qui est bien un peu significatif. Le passage des Panoramas a des couples de Parisiens et de provinciaux qui viennent admirer les merveilles qui s'étalent aux vitrines des boutiques, bronzes d'art, reliures de luxe, etc. Songez: Félix et Marquis1 ont chacun une entrée, ou, si vous aimez mieux, une sortie sur ce passage!

Toutefois il n'y a pas que des couples, parisiens ou provinciaux, qui hantent de préférence le passage des Panoramas; il y a également, et en assez grand nombre, des célibataires appartenant à la catégorie désignée sous le nom de suiveurs. Ils sont jeunes ou vieux, ces suiveurs, — plutôt vieux que jeune; la plupart, ne pouvant mettre un faux nez pour se déguiser et dérouter les soupçons des personnes de leur connaissance que le hasard amène souvent là, mettent des lunettes vertes derrière lesquelles leurs yeux peuvent impunément s'allumer à la vue des jeunes ouvrières qui passent par là en revenant du travail. Je ne garantis pas que ces ouvrières soient des ouvrières; elle en ont seulement le costume: robe simple, petit bonnet de linge ou de tulle, petit tablier, petit panier. Je sais bien qu'on pourrait s'en assurer en regardant le bout de leurs doigts, veufs de piqûres, mais les gens à lunettes vertes n'y regardent pas de si près!....

Etc.

Alfred Delvau
Les Plaisirs de Paris
1867

1 - Félix était la pâtisserie Félix et Marquis le chocolatier Marquis, dont l'intérieur pourrait encore être vu au 57.



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