Jacquette est devenue adolescente. Elle lit un poète: Alcindor. Nous l'accompagnerons, si vous le voulez bien, avant son mariage, un beau matin de sa seizième année, dans une des allées du parc dont je ne crois pas avoir eu l'occasion de vous parler. C'en est une qui, partant de la terrasse, au pied du château, s'éloigne, par un biais, de l'allée qui conduit aux fontaines. Elle s'engage aussitôt sous bois, et aboutit, après douze cents pas environ, à un bassin où se reflète la figure moussue du dieu Pan. Celui-ci a le menton velu, le front cornu à peine, et sa lèvre épaisse se durcit pour laisser passer le souffle qui irrite infatigablement un des sept tuyaux de la flûte. Quand le jeune fille a atteint le banc de marbre très usé qui fait face à la divinité de la solitude et des bois, elle s'y assied, contemple le lieu et le dieu avec complaisance, car ils sont beaux; elle entend siffler le merle qui, sous les ombrages, court comme un rat, ou bien chuchoter le vent dans les ramures touffues; puis, avec une avidité qui laisse à penser qu'elle n'est venue ici ni pour le joueur de flûte, ni pour l'endroit enchanteur, elle entame une certaine lecture. C'est la lecture d'un petit livre qu'elle a tiré de son sac à main. L'ouvrage à peine entr'ouvert, en vérité, l'on fait bien peu de cas et de Pan et du bassin, et du merle, et du parc matinal. Tout à fui. Que demeure-t-il? Quelques feuillets de hollande où s'étale une pensée rythmée, et l'âme d'un être charmé qui s'enivre, — on le jurerait, — de poésie. En effet, par la complicité du vieux baron de Chemillé, son parrain, esprit qui juge toutes choses au rebours du commun, Jacquette a appris à lire la pensée harmonieusement exprimée. Toutefois, la vérité oblige à reconnaître que ce n'est point du bonhomme Chemillé que Jacquette a reçu le goût exclusif, en fait de poésie, pour l'oeuvre, figurez-vous, d'un poète nommé Alcindor. Alcindor! Nom flatteur à une oreille de ce temps-là, mais que nulle gloire n'apporta jusqu'à nous... Il faut nous bien garder de conclure que cet Alcindor fût, de ce fait, sans mérite et indigne de l'admiration de Mlle de Chamarande! Je prends sur moi de vous affirmer que c'était un homme inspiré, maître parfait du beau langage français par lui assoupli au rythme de Malherbe et du grand Ronsard, ses ancêtres; plus habile que Racine en la science amoureuse et ayant trouvé le moyen d'ajouter à la grâce, à la fantaisie, à la raison de La Fontaine ce quelque chose qui ne s'est reproduit que des siècles plus tard et qui descend au fond de nos coeurs, comme le font le souvenir nostalgique, la chimère de l'espérance, le parfum des sous-bois ou des blés mûrs, la vue de la mer mouvante, des crépuscules et de ces belles nuits où toutes choses semblent immobilisées dans une extase sans fin... Voilà quel était Alcindor et quelle était sa vertu. Regardez Jacquette inclinée sur son livre et vous ne douterez pas plus que moi de ce que j'avance ici avec la foi d'un illuminé. Etc. René Boylesve |
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