La Poudre aux yeux

IV

Le narrateur — est-ce Boylesve? — retrouve un ami d'enfance à Paris. Celui-ci lui explique comment, avec l'argent de papa et malgré les bonnes résolutions, on y dilapide son temps en plaisirs au lieu de se faire une situation.

...

— Et qu'as-tu fait, une fois à Paris?
— Mon cher, le temps passe avec une telle rapidité vertigineuse!
— On a à peine le loisir de prendre la résolution de travailler!…
— Tu ne crois pas si bien dire! J'allais tous les mois à Vendôme. Dans le train, en partant de Paris, je me suis quelquefois demandé: « Ah ça! qu'est-ce que j'ai fait depuis mon dernier voyage? » Ce que j'avais fait? Mon vieux, tu me croiras si tu veux, en voilà le détail. Aller et retour Vendôme égalent trois jours, au bas mot, et à la condition encore qu'il n'y eût pas une petite occasion de rester là-bas, pour dîner, pour un mariage, pour une sauterie chez les Potu, ou simplement pour faire plaisir à mon pauvre papa. Retour à Paris: la journée passée avec les camarades qu'on a lâchés depuis trois, quatre ou cinq jours, c'est bien le moins! le soir, petite noce inévitable si l'on veut se conserver quelques relations amicales. Lendemain: grasse matinée, cela va sans dire; puis réflexion sur ce que l'on fera. Bonne résolution: j'écrirai demain à Un Tel et à Un Tel. Pour cela, voir Tel autre et puis Tel autre auparavant, afin de savoir par quel bout prendre Un tel et Un Tel; coût: deux, trois, quatre journées. Puis attendu rendez-vous d'Un Tel et d'Un Tel. Vu diverses personnes influentes, par hasard, dans l'intervalle. La guigne! rendez-vous tombé même jour, même heure. L'un d'eux raté: c'était le bon! Et ainsi de suite. Ajoute de nombreux amis, parce que trois cents francs par mois constituent une petite fortune par rapport à la quantité des citoyens qui sont dans la purée; ajoute cafés obligatoires, balades du dimanche, petits services rendus, etc. qui m'obligent à retourner à Vendôme toucher ma pension, en fraudant de quarante-huit heures… Et voilà!…
— Les mois s'écoulent…
— Et les années!… un ouragan qui passe!

Etc.

René Boylesve
La Poudre aux yeux
1909



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