Le Médecin des dames de Néans

VII

Les femmes de la petite ville de Néans souffrent, de génération en génération, d'un mal étrange : elles dorment... Le manque de nouveauté, la rigueur morale, le conservatisme des gens du lieu tuent en elles la jeunesse, le goût de vivre, et elles tombent en "nostalgie".

Sur la terrasse de la maison du notaire Derosay, quelques habitués passent une soirée d'été. M. de Prébendes, abbé retiré à Néans, son jeune protégé Septime, et le docteur Grandier, qui a entreprit de "réveiller" madame Durosay, sont là. Mais la tâche du docteur est malaisée...

Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme, trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un oeil qui s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences d'été nocturnes.

Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils appelaient des « torpeurs ». M. de Prébendes seul se refusait cette flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets brulants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul. Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.

Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.

— Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.
— Oui, oui, c'est délicieux...

Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse machinales à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas, provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas dire : « Ah! je sens, c'est délicieux! »

— On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?
— Oh! si vous le vouliez, bien fort, on vous le permettrait... Vous en sentiriez-vous grande envie?
— Oh! pas tant que cela...

Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir, fit un peu de moue. Quelques sensations effleuraient la jeune femme; le parfum, la musique, en la caressant, faisaient presque rêver une sensualité en elle endormie. Il eût voulu être certain que ce rudiment d'une si puissante source de vitalité, existait chez elle. S'il y était, comment le cultiverait-on? Cela n'était pas du tout clair. Mais le découvrir était son dernier espoir. Et depuis qu'il s'occupait d'elle, elle ne manifestait, en vérité, rien.

Etc.

René Boylesve
Le Médecin des dames de Néans
1895



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