La Becquée

Chapitre douze

Près de mourrir, Félicie Planté, qui est une femme de la terre, grande propriétaire terrienne, donne à son petit neveu, narrateur et auteur du roman, un dernier conseil.

...

Madame Leduc avait imaginé de nous réunir chaque soir auprès du lit de la malade afin d'y réciter la prière en commun. Elle y joignait une lecture pieuse que l'on écoutait en silence. C'étaient ordinairement de noires méditations où le nom de la mort revenait fréquemment ainsi que le «vanité des vanités» que la lectrice prononçait sur un ton lamentable, et de préférence en latin. Félicie, le nez levé vers le ciel du lit, donnait l'exemple de la patience. Un soir, comme on se retirait, elle me retint par la main et me dit:

- Mon petit, tu es bien jeune pour comprendre les termes bizarres que l'on emploie devant toi; mais tu as de la mémoire et tu te souviendras plus tard de ce que tu auras entendu. Crois-en ta vieille tante qui est tout près d'aller se faire juger par le bon Dieu; ce n'est pas vrai!... tout n'est pas vain. Leur vanitas vanitatum, c'est un charabia de gens qui n'ont jamais été bon à rien. Méfie-toi toujours des grands mots; c'est comme pour les fruits trop poussés: ça n'a aucun goût.

«Rappelle-toi quand nous nous promenions ensemble: tu allais te pencher sur la terre pour distinguer le blé tout petit; quelque temps après, nous l'apercevions de la route; un beau jour il était aussi haut que toi; une autre fois, le vent le couchait comme si les troupeaux s'étaient vautrés dessus, et je me faisais des cheveux blancs! enfin on le voyait battre, au milieu de nuages de poussière, et on comptait le nombre des boisseaux de grain. Est-ce que c'était une plaisanterie? Est-ce que nous avions tort d'épier les brins d'herbe dans les champs, et de nous intéresser à eux, et de croire en eux comme en des amis? Est-ce qu'ils nous ont jamais trompés? Est-ce qu'ils se sont jamais lassés de devenir le pain que Fridolin met au four? Est-ce que ce pain - que mange madame Leduc comme les autres - est une vanité? Et le beau vin qui sent la framboise et que ton oncle Planté regarde à contre-jour, par plaisir, en clignant des yeux? Et nos sapins? Et les souches qui font les flambées d'hiver? Et nos moutons? Et nos bonnes bêtes de vaches? Et les jolis fromages bleus, dont la paysans se nourrissent? Des vanités, sans doute? Imbéciles! Pourquoi ne parlent-ils pas de cela dans leurs prières, au lieu de nous donner la frousse avec leurs histoires apocalyptiques? Moi, mon enfant, je remercie le bon Dieu de m'avoir permis de voir toutes ces vanités-là renaître sous mes yeux, tous les ans, bien régulièrement, - avec des hauts et des bas, - soixante-cinq années bien comptées.

«Retiens ceci: c'est qu'il faut s'attacher à quelque chose et s'y cramponner comme s'il n'y avait rien au monde de plus important; il faut regarder près de soi, et non pas dans les étoiles; autrement, tu feras de mots et point d'ouvrage. Va te coucher, mon petit bonhomme.

Etc.

René Boylesve
La Becquée
1901



Retour à René Boylesve
Vers la page d'accueil